Arno Fabre

Un puissAnt voyage pOétique

Comment est né ce projet ?
Tout est parti d’une proposition de Marc Monnet. Marc me connaît, il apprécie mon travail et m’a invité à plusieurs reprises à présenter mes installations sonores au festival Le Printemps des Arts de Monte-Carlo qu’il dirige. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une de ces invitations à Monaco qu’il m’a parlé de Bibilolo. Marc a créé cette œuvre il y a presque vingt ans pour les Percussions de Strasbourg, il en a récemment réécrit tout le dispositif, afin de le simplifier techniquement et d’assurer la pérennité de la pièce. En effet, dans sa version originelle, il fallait six musiciens et disposer de six synthétiseurs TG77 (des déclinaisons des DX7), qui ne sont plus fabriqués aujourd’hui. Dans la nouvelle version, il ne faut plus qu’un TG77, et l’effectif est réduit à trois pianistes.
À l’origine, Bibilolo est une œuvre purement musicale, nullement scénique, mais, à l’occasion de sa recréation, Marc a immédiatement pensé à moi… Je pense qu’il y voit des affinités avec certains aspects de mon travail et de mon univers, comme ce côté joueur, qui emprunte au monde de l’enfance sa liberté de « jouer » avec le plus grand sérieux, d’assembler des objets qui deviennent des hybrides, fusées volantes ou animaux chimériques. Bref, il est venu me voir et m’a offert sa pièce pour en faire « ce que je veux ».
J’ai dit oui tout de suite !

Pour vous, ce projet représente pourtant un changement radical par rapport à votre mode de travail habituel.
Tout à fait, et pour deux raisons. D’une part, jusqu’à présent, je n’avais jamais travaillé à partir de l’œuvre d’un autre, qu’elle soit musicale, picturale ou textuelle, comme le font généralement les metteurs en scène. Ici, la musique de Marc est notre point de départ, notre fil conducteur, notre matière de travail. C'est une différence énorme pour moi qui ai habituellement tendance à tout faire…
D'autre part, c'est la première fois que je « joue » les metteurs en scène, avec une équipe à diriger, des plannings à organiser et des « acteurs » sur scène qui attendent de savoir où j'imagine les emmener.

Connaissiez-vous la précédente version de la pièce ?
J’en avais le CD dans ma discothèque, mais j’avoue que je ne l’écoutais pas : je trouve l’enregistrement assez raide, difficile à écouter. Rien à voir avec ce que l’on peut entendre au concert.
Lorsque Marc m’a fait cette proposition, ne connaissant que la première version enregistrée, j’avoue que j’ai temporisé. J’étais flatté, certes, mais il m’a fallu du temps pour rentrer dans cette musique, cela n’avait rien d’évident. C’est une pièce délirante, foisonnante, pleine de ruptures, où il n’est jamais possible de s’installer dans une continuité. Lorsqu’il en parle, Marc fait souvent référence aux tableaux de Brueghel ou de Bosch où des corps s’embrochent en tous sens, où chaque détail du tableau est une scène à part entière.
La musique est très évocatrice et j’ai toutefois rapidement eu des idées de mise en scène. Mais, à l’image de la musique, elles étaient foisonnantes, fort complexes à mener, et la tâche me semblait trop lourde, je freinais donc… Finalement, après avoir laissé passer du temps, j’ai accepté de me mettre en danger et de plonger dans cette aventure. Je crois que Marc aime ça : nous pousser légèrement hors limite.

Vous le mentionniez un peu plus tôt : c’est la première fois que vous travaillez avec une équipe aussi étoffée.
Effectivement. Je ne le voyais pas autrement : la forme était forcément un spectacle, sur un grand plateau, avec des marionnettistes, des machinistes, des éclairagistes, des caméramans, des musiciens. Pour moi qui travaille généralement seul en tant que plasticien, l’irruption de l’équipe a inévitablement bouleversé mon fonctionnement. C’est un changement d’échelle, en termes d’organisation, de logistique et de budget, et un changement dans le processus de création. La plupart du temps, lorsque je travaille, je n’ai pas à me soucier d’horaires, je travaille à fond et si je ne dors pas assez, cela ne concerne que moi. De la même manière, je n’ai pas besoin de verbaliser et d’expliquer mes idées, je les mets directement en œuvre dans la matière, sans intermédiaire. Et lorsque je doute, je me donne le temps de flâner pour trouver le juste chemin. Ici, j’ai une équipe qui attend de moi, alors je dois savoir, être sûr de moi...
En fait, cela ne se passe pas exactement comme cela. C’est évidemment moi qui ai constitué l’équipe, et c’est bien moi qui décide car, n’étant pas sur le plateau, j’ai une vision d’ensemble. Mais je n’ai pas besoin de tout régler à l’avance : la création est commune et je peux compter sur l’énergie, la créativité et l’autonomie de chacun et chacune. Le programme de la journée est rarement établi à l’avance, il s’écrit ensemble le matin. Bien sûr, il faut beaucoup de confiance entre nous, de capacité au jeu et une grande finesse à l’écoute de l'instant. Ainsi, outre leurs compétences professionnelles, ces qualités ont été essentielles pour construire notre équipe.
De toute façon, je ne peux matériellement pas tout gérer, tout contrôler comme je le fais habituellement. Je n’en ai même pas l’envie. Je ne sais pas si c’est à cause de ce travail en équipe, ou d’un moment de vie, mais je sens que, avec cette création, se développe en moi une prise de distance, une forme de lâcher prise.

L’essentiel de votre travail avec de la musique live s’est fait dans le cadre de la musique dite « contemporaine » : pourquoi ?
Je ne l’ai jamais envisagé sous cet angle. Pour moi, c’est de la musique. Je ne la catégorise pas. Que ce soit de la musique « contemporaine », de la musique baroque ou du hardcore, ce n’est pas le propos. Il y a des musiques que j’aime et qui me touchent, d’autres moins ou pas. Avant tout, j’aime qu’elles explorent et qu’elles m’ouvrent des espaces sensibles sur le monde.
Enfant, une grande partie de mes découvertes musicales, et notamment de la musique contemporaine, s’est faite grâce à la radio, avec France Musique et France Culture. Chaque fois que j’entendais quelque chose qui m’intéressait, j’en notais, de façon pseudo-phonétique, le titre et le compositeur. Puis j’allais voir le disquaire qui tentait de décrypter mes informations ésotériques, pour me dégoter la perle rare. C’est cet éclectisme de mes écoutes d’alors que je retrouve chez Marc, dans ses goûts, son approche de la musique et jusque dans son festival. Et je crois que lui-même le retrouve également dans mon travail.

Quel dialogue avez-vous noué avec Marc Monnet ?
Même si nous ne nous voyons que rarement, je peux dire que nous sommes amis, qu’il règne entre nous de la complicité et de la confiance. Nous sommes dans une présence continue, plutôt que dans un dialogue quotidien. Tout en me sentant totalement libre dans mon travail et mes choix, je sais que je peux compter sur lui à chaque instant et qu’il soutient le projet « en secret ». Je n »ai jamais eu à justifier mes choix artistiques. C'est précieux.
Lorsque j'ai commencé le travail, Marc est venu chez moi. Encore un peu perdu, je lui ai demandé de commenter sa musique pendant que nous l’écoutions. Ce fut alors fabuleux de le voir mimer et s’émerveiller de ce qu’il entendait. J'y ai vu le clown, le comédien et l'enfant joueur. C'est à ce moment que j'ai compris son œuvre.
De même, en me plongeant dans la partition, quand j’ai découvert les noms des plus de 400 sons qu’il a créés (grave‐beau, cor‐mahler, boules‐quies, bête‐curieuse, grillon‐heureux, Apollo5, nuclear‐war, Hitchcock, conga‐ploum, ryth‐guilili, gli‐tordu, perc‐sale, pygmées…), j’ai compris ce qu’était véritablement la nature de cette œuvre et combien il s’était amusé à l’écrire jouissant du sentiment de liberté et du non-respect des conventions. La partition m’a ouvert une autre vision de cette musique. C’est pourtant une partition assez compliquée à suivre — parfois, pour une seule note inscrite, c’est un son complexe et évolutif qui se donne à entendre, dépendant de la pression donnée sur la touche et donc toujours différent. Il faut donc parvenir à « entendre » la musique par-delà la notation.
Depuis, Marc suit notre travail, mais discrètement, sans jamais être intrusif. Seulement il est disponible, et répond volontiers aux questions. Il est par exemple venu lors de notre première résidence avec les musiciens, qui a duré une petite semaine. Je n’ai jamais senti de pression de sa part et sa présence a toujours été stimulante.

Vos échanges avec lui ont-ils servi à nourrir l’imaginaire de la pièce en devenir ou à confirmer un pressentiment ?
Disons qu’ils nous ont ouvert son imaginaire à lui, en même temps que de confirmer le mode opératoire du jeu que je pressentais. Mais l’imaginaire que l’on verra sur scène est le nôtre : celui de l’équipe et le mien.

Justement, comment avez-vous « imaginé » l’argument de ce qui se passe sur scène ?
Il n’y a pas vraiment d’argument, ni de narration précise.
La pièce, telle qu’elle a été créée originellement, comprend 14 mouvements (chacun ayant pour titre le nom d’un clown), mais Marc a été très clair : j’ai toute liberté quant à l’ordre dans lequel nous les donnons, et même pour en supprimer. Pour chaque mouvement, nous avons développé un univers et un dispositif. Certains objets ou personnages se retrouvent d’une scène à l’autre et semblent ainsi tisser une histoire — que l’on constate après coup — dans une forme de narration fortement dépendante de l’ordre dans lequel nous jouons les mouvements. En définitive, ce sont autant les fils de cette narration que l'enchainement musical et la gestion des contraintes du dispositif scénique, qui ont imposé cet ordre — lequel n’a été fixé qu’en novembre dernier, après plus d’un an de travail.
La scène devient ainsi un espace onirique et fantastique, où l’on semble passer du coq à l’âne sans qu’un argument se dégage précisément, mais où s’opère un puissant voyage poétique.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.