Yannick Haenel, artiste invité

Tout en musique

J'attends tout de la musique : qu'elle me grise, me calme, me remette en vie — autrement dit, qu'elle me comble. J'en écoute du matin au soir ; et lorsque je n'en écoute pas, des ritournelles me poursuivent, des notes m'accompagnent, des airs me dirigent. Je fais tout en musique : écrire, penser, aimer. Le moindre désir dans ma journée appelle un piano, des voix, des guitares électriques, un saxo, des violons, un choeur, un violoncelle. J'ai tout un orchestre dans ma tête : ma mémoire chante, mes idées vibrent. Chaque jour, donc, j'écoute des Partitas ou des Toccatas de Bach, une chanson de Bashung, une autre de Cat Power, un air de Benjamin Britten, un album de John Coltrane ou de Cecil Taylor, des chants médiévaux, des tubes des Libertines ou des Ramones, des poèmes de Léo Ferré, du Kürtag, du Bill Evans, My Bloody Valentine, Anthony Braxton, Godspeed You ! Black Emperor, Schubert, Belong, les Tindersticks, Nils Frahm, Alexander Knaifel — et Arvo Pärt, Babx, Fennesz, Monteverdi, les Cocteau Twins, Gil-Scott Heron, John Cage, Hans Otte, Berio, Mark Hollis, Jean-Louis Murat, Nina Simone, P.J. Harvey, Thelonious Monk, et puis du punk, de la musique électroacoustique, contemporaine, expérimentale, tout ce qui n'a pas de nom : la musique ne commence-t-elle pas lorsqu'il n'y a plus de nom — lorsqu'on arrête de vouloir mettre des mots sur les choses ?

La vraie poésie

Rimbaud, dans les Illuminations, a des visions de « mélodies impossibles » ; il imagine des « sauts d'harmonie inouïs » et définit ainsi la musique, follement : « virement des gouffres, choc des glaçons aux astres ». Voilà, la musique est la vraie poésie, celle qui ne s'arrête jamais, et n'a besoin d'aucun discours — celle qui soulève en elle les montagnes, les océans, les étoiles. La musique retourne l'univers ; son apparition renverse l'ordre du monde. Les sons que j'ai dans la tête relèvent du feu, de l'effervescence volcanique, de larmes bouillantes et d'explosions de félicité. La musique que j'aime — celle que je cherche —, bondit sur moi comme un fauve et m'apprend une langue inconnue : elle est à la fois sauvage et savante. Elle me traverse autant que je la traverse. Je l'explore, elle m'explore — nous nous explorons mutuellement. Alors quand le printemps annonce à Lyon une Biennale des « musiques exploratoires », je comprends ma chance — notre chance : je pressens un déferlement d'émotions, je vois déjà des événements fabuleux — j'en attends tout. Que cette Biennale me grise, qu'elle me calme, me remette en vie — autrement dit, qu'elle me comble.

Qu'est-ce qui nous fait battre le cœur ?

Il suffit de regarder le programme pour que la joie commence, pour qu'on ait envie de tout voir, de tout écouter : Il y aura L'Histoire du soldat de Stravinski, ce chef d'oeuvre qui sera lu, joué, dansé avec les solistes de l'Ensemble Intercontemporain ; mais aussi déconstruit, sur un mode burlesque, par l'Ensemble TM+. Il y aura le sublime Quintette en ut pour deux violoncelles de Schubert — peut-être l'œuvre la plus émouvante du monde —, et son écho contemporain imaginé par Daniel d'Adamo. Il y aura une représentation de Drumming de Steve Reich, et croyez-moi, c'est le genre de performance qui vous fait décoller, car ce ballet des percussions stimule les battements de cœur. Qu'est-ce qui nous fait battre le cœur ? Au fond, c'est la question qu'ose poser la Biennale : la question de l'émotion. Croyez-moi, il y aura des soirs étranges et fous, avec l'ensemble Ictus et sa Liquid Room, avec la performance hallucinée Flesh de Franck Vigroux, avec la soirée Louis Laurain & Floy Krouchi avec la guitare électrique solo de Christelle Séry, avec les instruments mécaniques dont s'empareront Wilhem Latchoumia et l'Ensemble Béla dans Barbarie, avec les animaux jouets de Bibilolo, avec l'électroacoustique de Tourniquet, et avec cette Bulle ouverte dans la ville, dans laquelle nous entrerons, comme dans une expérience cosmique. Il y aura des dizaines d'oeuvres jouées, celles de Fedele, Hurel, Beethoven, Robin, Morciano, Dufourt, Ravel, Loffler, Fillidei, Sun Kim, Jodlowski, De La Fuente, Trybucki, Matalon, Campion, Fourès, Lepauvre, Monnet, Cendo, Baba, Aurier, Marcoeur, Stroppa, Vigroux, Schubert, Marino, Kreidler. Il y aura des Ensembles parmi les plus excitants d'aujourd'hui : Multilatérale, Les Métaboles, Links, Soundinitiative, Contrechamps, Orchestral Contemporain, les Quatuor Béla et Tana, l'Orchestre national de Lyon, et les étudiants du CNSMD de Lyon. Il y aura ce moment tant espéré, et il suffit de fermer les yeux pour en voir les premiers éclats dans la nuit : un récital de la merveilleuse violoniste Alexandra Greffin-Klein. Il y aura mille vertiges, et des flammes, et des trouvailles imprévues, des rythmiques pleines de fièvre, des silences qui chavirent, des croisements de grâce nouvelles, des contretemps rieurs, des syncopes vibrées, des bouts d'air noirs et bleus qui s'élancent, et décollent, et planent, et retombent, et se reprennent.
Et puis il y aura Le Papillon noir, ce petit opéra monodrame, que j'ai écrit pour Yann Robin, et qui déploie, pour la chanteuse Élise Chauvin, l'intimité d'une parole tragique — celle de la dernière extase. Et comme je ne cesse de citer Rimbaud, je suis heureux car il y aura l'une de ses Illuminations — « Démocratie » — (écoutez bien le texte : il se moque de notre égarement politique), et ce sera joué dans la rue sur une grosse caisse et des percussions bizarres, comme une annonce triomphale et sarcastique : « Aux centres, nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques. » Ça promet !

La voix féminine

Et justement, encore Rimbaud — vrai fil rouge de cette Biennale. À la fin de « Barbare », le plus beau poème des Illuminations, Rimbaud met en scène la naissance de la musique. C'est de la rencontre entre le brasier et l'écume, et alors que les contraires ne se repoussent plus — les feux, la pluie, le givre —, que surgissent des rafales venues du cœur terrestre — « Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! » Voici alors que surgit, comme enfantée de larmes blanches qui s'écoulent en une lave brûlante, issue du gouffre des pôles, et conçue depuis ces tectoniques sensuelles que la poésie engendre, « la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques ». La renaissance de la musique ? Rimbaud le dit : c'est une voix de femme. Et précisément, la Biennale met en avant des femmes compositrices, des femmes interprêtes, des femmes performeuses, des artistes de la musique exploratoire — des exploratrices. Parmi elles : Lara Morciano, Alexandra Greffin-Klein, Noémi Boutin, Christelle Séry, Clara Méloni, Élise Chauvin, Christine Sun Kim, Azusa Takeuchi et Céline Debyser. Ce sont les héroïnes de ce festival. La violoniste Alexandra Greffin-Klein va jouer des œuvres de onze compositrices : Hilda Paredes, Elzbieta Sikora, Olga Neuwirth, Kaija Saariaho, Farnaz Modarresifar, Sofia Martinez, Clara Iannota, Ketty Nez, Chaya Czernowin, Zosha di Castri, Sasha Blondeau, Diana Soh. Alexandra Greffin-Klein va nous procurer une immense ouverture, je l'ai déjà entendue, elle va dégager nos sens, les décoller de nos os fatigués, elle va soulever en nous des désirs que nous ne connaissions pas ; et peu importe alors si son violon nous rend mélancolique, s'il fouille des blessures que nous refoulions, s'il réveille des accents fragiles qui sommeillent au fond du deuil, car après tout l'effervescence peut très bien prendre des couleurs sombres et quand même nous redonner vie : lorsque Alexandra Greffin-Klein joue seule, la solitude parle à la solitude, et pourtant le monde entier se donne alors comme une population de nuances.

Les premières notes

Ce que j'aime le plus dans la vie, ce sont les premières secondes d'une musique : la crépitation neuve des sons dans le silence. Il me tarde déjà d'être là lorsque débuteront ces soirs, ces matinées, lorsque les rideaux s'ouvriront. Il me tarde de frissonner comme seul on frissonne lorsque naît un monde. Les premières notes sont toujours nouvelles : notre corps se sépare de son bruit intérieur, et voici que des sons, en quelques secondes, le rénovent. Les prophètes de l'Ancien Testament envisagent la résurrection comme un recommencement de fraîcheur. Cette fraîcheur, c'est elle qu'à chaque instant j'espère. L'amour, l'écriture, la musique nous la donnent. Je pense à cela soudain : nous avons tué le vide, et seule la musique — avec la méditation, avec l'amour — nous le donne. Lorsqu'on fait l'amour, non seulement on ne pense plus à rien, mais la pesanteur qui nous rive à nous-mêmes se déchire enfin : nous flottons dans ce vide auquel nous accorde les émotions violentes. Avec la musique, c'est la même chose. Je me souviens de mon premier frisson musical : c'est en 1982, j'ai 15 ans, je pose le vinyl du premier album du Velvet Underground sur ma platine. Je vois encore l'aiguille se poser sur le sillon noir, j'entends encore le craquement du disque, les arpèges de « Sunday Morning » et la voix rauque de Nico qui grave cette ritournelle à jamais dans mon esprit (encore aujourd'hui, lorsqu'il m'arrive de l'entendre par hasard à la radio ou lors d'une soirée chez des amis, cette chanson me donne des frissons). Ainsi, lorsque le silence se fait dans une salle de concert, lorsque s'ouvre en lui la possibilité d'un déploiement qui va faire éclore de la musique, j'atteins mon désir. Je pourrais m'évanouir, mais non : c'est trop bon, j'en veux encore, comme on veut que durent les caresses, comme on veut faire l'amour sans s'arrêter. L'arrivée de la musique dans votre journée, le matin, le soir, ou dans les brèches inattendues de l'après-midi, relève de la chance. Comme ces dieux ou ces déesses qui, dans les récits anciens, surgissent au hasard d'un chemin pour vous faire signe et vous redonner confiance dans la vie. « Arrivée de toujours, qui t'en iras partout » : c'est encore du Rimbaud, encore une Illumination, et n'indique-t-elle pas à sa manière le chemin qu'ouvre la musique, l'élargissement du temps et de l'espace qui se multiplient comme la poésie elle-même ?

L'enfance retrouvée

On participera donc à cet événement : explorer le cœur de l'instant. On écoutera ensemble le temps. On se rendra disponible à cette descente à l'intérieur d'un espace sans bords. On se recueillera pour être à la fois dedans et dehors, pour être habité par des sons, et pour les habiter. Écouter de la musique à plusieurs, dans des salles de concert, est une douce folie : c'est la vraie communauté, c'est la seule politique — le « vivre ensemble » sans mensonge.
Car la plupart du temps, on écoute de la musique seul. Au fait, quand écoutez-vous de la musique ? Le mieux, c'est en voiture, seul, la nuit, sur l'autoroute. J'ai eu là mes meilleures extases. Et il m'arrive, en écoutant un concert, de me projeter dans ma voiture : au lieu du CD de Woyzeck ou de Coltrane ou d'Aphex Twin que je glisse dans mon lecteur, c'est un orchestre entier — réel — qui m'assaille, ma voiture devient philarmonique, je vais décoller comme ce vaisseau spatial dans lequel enfant, le soir, au lit, je me voyais pilotant mes songes. J'ai oublié ce qu'on ressent lorsqu'on a huit ans et que les jeux de l'esprit bravent la nuit qui tombe ; je crois que si j'écris des romans, si je me voue à la littérature, c'est pour retrouver cette intensité-là, pour qu'elle ne s'arrête plus. Et la musique toujours refait pour moi cette enfance spatiale, elle déclenche ce feu royal ; elle donne de la présence à l'impalpable, et la met en orbite.
Seules nos passions existent, seul ce qu'on aime existe, tout le reste est simulé.

L'irreprésentable

En participant à une Biennale de musique, je réalise un rêve : celui d'écrire de la musique. Certes, je n'en écris pas vraiment, à moins qu'écrire de la littérature soit une manière de faire de la musique avec des phrases — une musique intérieure, une musique secrète qui se transmet du livre au lecteur, c'est-à-dire de silence à silence).
Je n'écris pas vraiment de la musique, et pourtant j'ai écrit Le Papillon noir, que je suis fier de vous présenter.
Lorsque j'écrivais ce texte pour mon ami le compositeur Yann Robin, je visais des espaces intérieurs inouïs. Je cherchais carrément à dire l'irreprésentable. À donner une langue à notre dernier voyage. À déchirer une limite. Je ne sais si des phrases y parviennent, mais je savais qu'elles seraient dites par Élise Chauvin, une soprano qui en ferait exister la respiration, et qu'elles seraient pulsées par la musique qu'inventerait Yann Robin. À trois, avec un texte, une voix et la musique — avec l'orchestration qui les conjugue, avec les musiciens, les choeurs — peut-on traverser le mur du temps ? Peut-on sortir de la prison humaine ? J'ai hâte que vous entendiez ça. En tout cas, l'irreprésentable est le cœur des musiques exploratoires. C'est pour déborder le sens qu'elles conçoivent des espaces sonores si singuliers. Pour élargir l'existence, pour écouter ce qui ne s'entend pas. Pour chercher de nouvelles formes de vie, de nouvelles manières de respirer, peut-être même un nouvel amour. Entre vie, mort et parole, une illumination jaillit qui éclaire ce qu'on n'avait jamais vu. Ça dure une seconde, comme un flash érotique, ça dure le temps que cette extase prenne forme, ça devient une pièce musicale, un fragment sonore spectral ou saturé, quelques notes qui se glissent dans la nervure du temps.