Pierre Jodlowski

« DépOssédé de lA partition »

Pierre Jodlowski, depuis quelques années, vous ne vous contentez plus de l’acception commune du métier du compositeur (dont le domaine se limiterait à celui du musical et/ou du sonore) pour y adjoindre tous les aspects de la scène et du visuel : pourquoi ?
Je veux me présenter, non plus uniquement comme un compositeur, mais comme un artiste évoluant dans un espace plus complexe, où les éléments que j’intègre au projet compositionnel — dont l’objet est simplement d’écrire du temps — ne sont pas simplement purement musicaux. L’idée est de faire surgir, dans mon travail de musicien, tous les éléments qui sont de l’ordre du théâtre, des arts plastiques, de la mise en espace, de la mise en lumière.
Quand je finissais mes études, dans le cadre du Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam, j’allais autant que possible au concert à Paris, et j’avais l’impression de voir toujours la même chose : un sempiternel rituel hérité de la tradition classique. On y entend des univers sonores aussi variés que les couleurs de l’arc en ciel, mais les modalités de représentation y sont immuables, pâtissant invariablement des mêmes problèmes. J’ai donc très vite voulu m’en préoccuper. Dans le même temps, j’utilisais les technologies, l’électroacoustique, et j’avais cette envie de préserver cet aspect électrique du son dans mon travail. Cela m’a permis de construire petit à petit une logique, en me posant la question de la nature du son électroacoustique. Ce son n’est pas simplement une extension de l’instrumental, ce peut aussi être un espace : un son électroacoustique peut changer la perception spatiale du lieu dans lequel on se trouve. Cette constatation m’a fait l’effet d’une révélation. C’est particulièrement perceptible dans Série Noire, avec ses références au cinéma, mais aussi dans mon travail des bruits et des attaques. Tout cela crée un univers qui, sans être incarné visuellement, devient visuel parce qu’il impose, au niveau perceptif, une couche signifiante supplémentaire.
Mais le plus gros choc esthétique a été pour moi la découverte de La Grève d’Eisenstein, un film grâce auquel j’ai été confronté aux problématiques du montage, de l’espace, du choc des attractions : comment créer des dynamiques en enchaînant des espaces, des gros plans, des plongées, des contre-plongées ? C’est dans cette logique des attractions, telle qu’Eisenstein en fait la démonstration, que je veux m’inscrire.
Le principal vecteur est de fabriquer une dynamique de perception assujettie à un objectif de forme temporelle. Au bout d’un moment, l’exercice consiste à intégrer ces mediums dans le temps de réalisation propre à la musique — au sein du processus d’écriture. Finalement, c’est une problématique assez proche de celle de la polyphonie.

Au cours de vos spectacles, vous prenez part à la performance : vous est-il naturel d’interpréter votre propre musique ?
Oui. Ma formation vient du classique, mais je suis passé par la pratique du rock et du jazz. Quand j’ai commencé à composer mes œuvres à la table, j’ai rapidement éprouvé une certaine insatisfaction : la musique est en effet très liée au « faire » pour moi. C’est une des raisons pour lesquelles je travaille essentiellement dans le domaine de la musique mixte : j’ai besoin de brasser des sons, de les manipuler. La partition en tant qu’objet unique est pour moi un espace relativement frustrant, même si elle reste un outil fantastique de projection du mental. Ayant besoin de concret, je me suis rendu compte qu’interpréter sur le plateau est l’un aspect du travail qui me nourrit fondamentalement. Non pas en tant qu’instrumentiste, ce que je ne suis pas au sens classique du terme, mais à la console, en déclenchant et mixant des sons : je suis partie prenante du processus de jeu.

Où finit le compositeur, où commence l’interprète ?
Les libertés que je prends vis-à-vis de la partition sont les mêmes que celles de l’interprète. Je respecte à la ligne ce qui est écrit. La notion d’interprétation, quand on gère le mixage, le dosage et la spatialisation des bandes, peut sembler propice à une certaine liberté, mais cette liberté est pour moi même que celle d’un violoniste qui choisit d’interpréter un piano plus ou moins fort, ou une variation de tempo de manière plus ou moins marquée.

Vous êtes donc strictement interprète au cours de la performance.
Tout à fait.

Avez-vous des préférences quant aux interprètes avec lesquels vous travaillez ?
Évidemment. Je peux même dire que j’ai des versions préférées de Time And Money, qui est l’une de mes pièces les plus jouées. Mais cela ne signifie pas que je suis autoritaire à cet égard.

Est-ce votre version préférée parce qu’elle est fidèle à votre idée originelle ou parce qu’elle vous surprend ?
Parce que je suis dépossédé de la partition. Je ne suis pas surpris de la manière dont elle sonne, mais je suis surpris de constater à quel point la personne qui l’interprète s’est appropriée les éléments de la pièce. Exemple : la manière dont Wilhem Latchoumia « joue » d’une manière très subtile avec la bande (fixée) de mes Séries pour piano, en ajustant légèrement l’agogique comme pour anticiper ou commenter les éléments de la bande. J’ai l’impression qu’il change le tempo de la bande, parce qu’il a compris exactement comment faire pour jouer, soit un peu devant, soit un peu derrière, afin d’accentuer l’impact de ces bandes sons via son propre corps et son propre jeu. Et c’est merveilleux. Il connaît tellement bien ces bandes ! La clef est là.

Une œuvre n’est-elle donc répertoire qu’à partir du moment où elle a été jouée plusieurs fois, où l’on dispose de plusieurs visions de l’œuvre ?
Certainement. Surtout dans le domaine de la musique contemporaine, qui est hélas toujours assez peu jouée. Une œuvre ne commence à réellement exister qu’après qu’un certain nombre d’interprètes s’en soient emparés. Une œuvre qui n’est jouée qu’une ou deux fois est encore trop fragile. Certes, certains artistes parviennent à transcender les premières, mais c’est l’exception.
C’est particulièrement vrai de pièces comme les miennes, qui intègrent des questions de théâtralité et exigent une implication bien plus complète des interprètes (je leur demande par exemple parfois de jouer des parties entières par cœur, ce qui permet de mieux comprendre, d’approfondir). Au reste, lorsqu’un musicien s’implique ainsi plus fortement dans l’interprétation, à tous les niveaux, il donne alors l’envie à d’autres de la pénétrer à leur tour.

Quand vous composez pour quelqu’un, dans quelle mesure vous adaptez-vous à sa personnalité ?
Tout dépend des modalités de travail. Lorsque je reste à ma table, même si je sais pour qui je compose, je ne me préoccupe pas outre mesure de sa personnalité — je sais ce dont elle ou il est capable techniquement. J’écris la partition et on verra plus tard pour le reste.
En revanche, ce que je fais de plus en plus, c’est travailler avec les interprètes en amont, dans le cadre d’ateliers ou de résidences. Je leur demande des choses qui n’ont parfois rien à voir avec la pièce en vue : improvisation, lecture de textes, travail sur les émotions, etc. Je leur donne alors la possibilité d’exprimer ce qu’ils ont de plus profond en eux. J’essaie de voir jusqu’où ils peuvent aller et ce qu’ils peuvent m’apporter. C’est intéressant, parce que cela permet de jouer sur des paramètres de l’ordre de la didascalie, de l’intention, du non-notable. On bâtit un langage commun avec son interprète, qui permet d’affiner la communication et, in fine, l’interprétation.

Cela ne complexifie-t-il pas la reprise des pièces ?
Si. Mais les musiciens se réfèrent de plus en plus systématiquement à la documentation (textes, vidéos, etc.) que je consigne sur mon site internet. Le site devient un lieu de mémoire, qui fait référence pour les interprètes.

Dans quelle mesure l’interprète est-il force de proposition ?
Toujours. Même quand il reprend une pièce. Ce qui m’intéresse, c’est la relation avec les autres. La quintessence, la joie de ce travail, c’est de travailler avec ces gens formidables qui m’aident à transcender ce que j’ai en moi.

1 L'agogique désigne les légères modifications de rythme ou de tempo dans l'interprétation d'un morceau de musique de manière transitoire, en opposition à une exécution exacte et mécanique. L'agogique peut être une accélération, un ralentissement, une césure rythmique au sein d'un morceau.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.