« Quand on écrit un opéra, on ne contrôle rien ! » par Guillaume Kosmicki

"Otages" de Sebastian Rivas et Nina Bouraoui

Le livret du nouvel opéra de Sebastian Rivas est adapté de la pièce de théâtre de Nina Bouraoui, Otages (2015). À cinquante-trois ans, Sylvie Meyer est une « femme ordinaire », comme la qualifie l’autrice. Après une vie morne d’épouse, de mère et d’employée, où elle a rempli docilement les fonctions qu’on attendait d’elle, Sylvie Meyer se révolte face à une énième demande de son patron, Victor Andrieu, la goutte de trop. Son passage à l’acte, violent et libérateur, mais aussi désespéré, est le sujet de l’opéra.

Guillaume Kosmicki : Qu’est-ce qui t’a poussé à choisir ce livret de Nina Bouraoui, qu’est-ce qui t’a amené vers Otages pour le thème de ton opéra ?

Sebastian Rivas : La pièce de Nina Bouraoui a trouvé un écho très fort en moi, car j’y ai décelé un grand nombre de coïncidences avec ma vie personnelle, j’y ai retrouvé beaucoup de moi-même. Les événements de ma vie personnelle et la naissance du mouvement #MeeToo ont concouru à une prise de conscience de la nature toxique du genre masculin, suivie d’une remise en question profonde. Ce processus a été double. D’une part, il a débuté avec une archéologie des femmes, qui a donné naissance au spectacle Snow on her lips (2021), une enquête sur ce que sont les femmes – en effet, pour déconstruire la masculinité, il faut aussi déconstruire l’image de la femme. D’autre part, quelque chose résonnait en moi à la lecture d’Otages : ces situations dans la vie où on n’a pas d’autre choix que de tout faire exploser pour se libérer. Je voyais une expression de l’oppression en général derrière ce texte, pas quelque chose de spécifiquement féminin. On devient terroriste parce qu’on est opprimé.

J’y retrouve aussi ma découverte du monde de l’entreprise sur le tard (en tant que directeur du GRAME), et aussi l’évocation d’un temps d’où je viens, celui des années quatre-vingt, où j’ai grandi, et le thème de la vaporwave, dont on parlera plus bas, qui m’ont permis de situer un rapport aux femmes et aussi au travail, très caractéristique de ces années-là. On y observe tout un ensemble d’éléments auxquels je prête aujourd’hui une grande attention, comme le mansplaining. Mais au-delà des rapports toxiques entre individus, dans cet opéra, tout le monde est un peu otage. C’est le milieu qui est hostile et qui participe à déclencher la violence des échanges. Dans une entreprise, tous les gens sont interchangeables, jusqu’au patron. C’est l’entreprise elle-même, avec ses cadences et ses besoins, qui engendre les rapports toxiques, plus encore que les gens eux-mêmes par leur propre perversion.

Ce livret opère donc une belle synthèse de beaucoup de questionnements personnels. J’y rencontre aussi une de mes obsessions, celle des nouvelles narrations, au cœur de notre laboratoire LIPS à GRAME, très à la mode en ce moment un peu partout, souvent présentée ainsi : rendre visible des personnages et des situations qui n'étaient pas visibles dans le théâtre bourgeois traditionnel. Il s’agit donc de parler par exemple des communautés en situation de rue, des transgenres, etc., qui ne sont habituellement pas des personnages d’opéra.

Je suis fils d’exilés. Je suis arrivé en France dans le ventre de ma mère, qui fuyait les persécutions en Argentine. Puis j’ai ensuite quitté mon pays de naissance pour habiter en Argentine à l’âge de huit ans. Je porte en moi l’exil. Je m’identifie facilement aux opprimés, aux délocalisés. J’ai l’obsession de la chair à canon. Le personnage du conscrit de la guerre des Malouines dans mon premier opéra, Aliados (2013), avait ce rôle, un mineur anglais, un mineur chilien. L’histoire les traverse. On leur donne un fusil pour aller se battre en Ukraine ou au Moyen-Orient pour des intérêts qui les dépassent, ils ne sont que de la chair à canon.

Quand j’y repense, je m’aperçois que cette obsession me vient de loin. Je participais à Musique espérance quand j’étais jeune, parce que mes parents avaient travaillé à la libération de Miguel Ángel Estrella (NDLR : La Fédération Internationale Musique Espérance (FIME) est une ONG créée par le pianiste Miguel Ángel Estrella dont la vocation est de « mettre la musique au service de la communauté humaine et de la dignité de chaque personne ; de défendre les droits artistiques des musiciens – en particulier des jeunes – et de travailler à construire la paix »). L’idée était de transcrire des chants traditionnels pour apprendre le solfège aux populations à partir de leur propre patrimoine musical, l’Altiplano, puis pourquoi pas d’y intégrer l’universalité d’un Mozart, par exemple. L’Altiplano est une même culture que partagent les Chiliens, les Boliviens et les Argentins du Nord. Ce programme a fini par un concert à Genève, au siège de l’UNESCO, qui s’appelait « La voix des sans-voix » (« La Voz De Los Sin Voz »).

L’idée de faire parler ceux qui ne parlent pas m’habite depuis longtemps. J’ai beaucoup d’intérêt à traiter de ces personnages, beaucoup plus que de parler de la dépression d’une femme bourgeoise trompée par son mari banquier, par exemple. Une de mes références majeures est Wozzeck d’Alban Berg (1922). Comme dans Wozzeck, j’ai écrit trois actes de cinq scènes, qui suivent sensiblement la même dramaturgie : le monde de l’entreprise, le monde de l’intime puis la résolution dramatique (dans Wozzeck : le monde militaire, la relation de Wozzeck avec Marie, le basculement dans la folie). Wozzeck évoque aussi le destin tragique d’une chair à canon. Et dans Otages, Sylvie Meyer, qui est également une chair à canon, se rebelle ! Mais il n’y a pas d’issue.

« Cet opéra est très cathartique pour moi »

GK : Dans la pièce de Nina Bouraoui, Sylvie Meyer est quittée par son mari un an auparavant. Cependant, elle ne nourrit pas de haine envers lui. Elle en souffre, mais elle ne lui en veut pas, ou pas tant que ça (elle indique quand même : « Je me suis dit qu’il était parti avec le meilleur : ma jeunesse, mes seins, mes fesses, ma taille, mon énergie »). Elle explique que son mari en est autant victime qu’elle : la vie les a séparés, un mur s’est construit entre eux (« moi non plus je n’avais pas su aimer mon mari »). Lui a préféré partir. Cela agit sur elle comme un premier déclic, mais leur relation ne semble pas toxique. Pourtant, tu parles de ce récit comme d’un miroir dans ta propre prise de conscience du « caractère toxique de la masculinité », peux-tu en dire un peu plus ?

SR : Je considère mon lien à la pièce de Nina Bouraoui comme métaphorique. Je ne suis pas Sylvie Meyer, ni le mari, ni Victor, comme je suis Sylvie Meyer, le mari ou Victor. Il s’agit d’un réseau d’éléments qui résonnent en moi, et qui ont à voir avec le pouvoir, comme dans tous mes opéras. On y trouve systématiquement un personnage qui incarne le pouvoir, avec toute sa toxicité. Ce réseau se connecte avec un état de l’entreprise actuelle, un état des rapports et des échanges en milieu hostile, mes réflexions sur les rapports hommes-femmes et sur l’amour… Tout cela se mêle. Cet opéra est très cathartique pour moi.

Sylvie Meyer explique son geste dans une scène qui s’intitule « X, Y, Z » : « […] je ne me suis pas réveillée et je ne me suis pas dit – tiens cette nuit je vais faire payer à Victor Andrieu l’addition d’un festin auquel il n’a jamais été convié. » Non, elle dit : « Mon mari est parti un beau matin […] Mon mari est parti car il ne m’aimait plus. Il se sentait à son tour enfermé dans une histoire qui ne vibrait plus. Il est là mon X : le départ de mon mari. » Elle admet à ce moment qu’elle est complètement détruite par ce départ. Elle dit aussi dans cette scène : « Le grand amour c’est la liberté. » Une vie sans amour nous rend esclave, esclave du regard de l’autre, de la société. On n’est pas libres sans amour. C’est ce qu’elle dit, et c’est ce qui va déclencher son geste.

Sylvie Meyer continue : « Les choses ne surviennent pas d’un coup. On dit qu’elles mûrissent, moi je pense qu’elles se rangent par strates. Il y a un ordre. Ce n’est pas fou, c’est organisé, comme la vie. Je crois en l’enchaînement logique des évènements. C’est scientifique. Quand X arrive, Y n’est pas loin et Z n’existerait pas sans X et Y. » Je me suis complètement approprié cette phrase qui résonne très fort en moi. Il y a tellement de choses qui résonnent en moi dans cette pièce !

Jusqu’à l’effacement de l’autorat

GK : As-tu effectué l’organisation de l’opéra en trois actes et les coupes dans le texte en travaillant avec l’autrice ?

SR : Non, le travail a été réalisé en collaboration avec le metteur-en-scène Richard Brunel et la dramaturge Catherine Ailloud-Nicolas. Au début, je fonctionne avec des tableurs Excel. Je pose tous les éléments et je choisis ce qui doit être dit, ce qui doit être joué, ce qui doit être chanté, les phrases qui peuvent être supprimées et les phrases importantes que l’on doit conserver. De tout ce travail préparatoire, Richard et Catherine extraient un livret. Une fois reçu, on effectue encore des changements au cours d’allers-retours, notamment lors des répétitions piano-chant, et l’on opère de nouvelles petites coupes. Il est indiqué que j’ai effectué l’adaptation du livret, car j’arrête les choix, mais en réalité l’organisation du travail est assez organique.

GK : Une partie de l’écriture du livret se fait donc quasiment au plateau, ou en tout cas au cours des premières répétitions musicales ?

SR : Pour moi, c’est la seule manière de travailler un opéra. Ce genre est tellement organique ! J’écoutais récemment Régis Campo qui disait que tout bon compositeur n’est pas forcément un bon compositeur d’opéra. Pour lui, l’opéra est comme une histoire d’amour. Quand on tombe amoureux, on ne contrôle rien. C’est exactement ça. Quand on écrit un opéra, on ne contrôle rien ! On essaye d’avoir un livret, d’écrire de la musique, mais c’est une telle machine, avec tellement de décisions à prendre, tellement de métiers en jeu, scénographie, mise-en-scène, etc.

Pour ma part, je travaille depuis longtemps ces formes scéniques avec la technique des réservoirs : des moments dans lesquels on ne bat plus la mesure, chacun a un réservoir d’éléments qu’il peut jouer librement, pour créer une séquence temporelle dont je ne connais pas la durée, sur une action scénique, par exemple sur un mouvement au cours duquel Sylvie Meyer traverse la scène pour aller servir un verre d’eau à son mari. Je ne sais pas combien de temps cela va durer au plateau, je ne souhaite pas qu’on compte pour ce type d’action, afin de jouer véritablement du théâtre. Puis, une fois l’action terminée, le temps musical reprend son cours, je reprends le contrôle. Ce genre de moment est clairement une écriture plateau. Je fais un mix entre ces différentes temporalités.

GK : As-tu l’ambition de transformer le genre de l’opéra ? Quelle est ta réflexion sur les rapports entre le livret, la narration et la musique ?

SR : Cet opéra est peut-être un contre-exemple de ce que je fais habituellement. Dans Snow on her lips, qui n’était pas un opéra, et au sein du laboratoire LIPS du GRAME, je suis intéressé par les écritures hybrides et leur organicité. J’ai bien expliqué à Richard Brunel que je n’aime pas la technique des lasagnes, une création par couches successives : livret, puis mise en musique, suivie de la mise en scène, etc. C’est tout ce que je n’aime pas dans l’opéra, et ce qui précisément ne fonctionne pas. Mon premier opéra Aliados avait été réalisé en équipe, au fil de nombreuses discussions collectives. L’opéra naît de discussions. Mon ambition serait de porter le plus loin possible l’émancipation des techniciens et des interprètes dans un processus d’écriture collective, et même jusqu’à l’effacement de l’autorat. Ce qui me porte est un texte d’Elie During, « Prototypes (pour en finir avec le romantisme) » (2008) : sortir de cette image de l’artiste qui a une idée sortie de son cerveau génial, et qui va la révéler au monde. Ce n’est plus un régime pertinent, ce n’est pas de cette vision de la création que sortent les choses les plus intéressantes que je vois et que j’entends.

Je pense que l’opéra est un genre actuel. On doit se poser la question : pourquoi pas du théâtre ou du cinéma, mais bien de l’opéra ? Pour moi, ce média peut porter la folie, là où elle serait surjouée ailleurs. Il permet grâce au chant de réaliser des focus sur la psychologie. On pourrait certes raconter l’histoire de Sylvie Meyer comme on mènerait une enquête policière au cinéma. Mais l’opéra permet d’entrer dans la caractérisation lynchéenne des phrases finales du livret – David Lynch est une référence très forte aussi dans cet opéra. Elle décide de vider son sac en prenant son patron en otage, mais au moment crucial, elle ne peut plus rien dire : « Mais aucun mot n’est venu. J’ai regardé Victor Andrieu puis j’ai baissé les yeux. Nous savions tous les deux que quelque chose arrivait. C’était la nuit dans ma tête, comme si j’avais mélangé l’extérieur avec l’intérieur de moi-même. » Dans la construction de cet opéra, quand il y a des faits, on parle, et lorsqu’on évoque l’univers cauchemardesque ou onirique, on chante. Grâce à ce média, la confluence du chant, du scénographique et de l’électronique permet d’entrer comme dans une sorte de focus à l’intérieur du cerveau de cette femme. Je pense notamment à Mulholland Drive de David Lynch (2001), ou aussi aux films de Michael Haneke, qui savent aussi faire ça.

Je trouve que l’opéra est très puissant pour ce type d’approche. Son territoire est à la fois vaste et restreint : pouvoir, sexe (amour, jalousie), folie (la folie du pouvoir, la folie de l’amour) et bien sûr le destin tragique des femmes. Otages est un peu comme Lady Macbeth de Mtsensk de Dmitri Chostakovitch, ou tant d’autres opéras. Il n’y en a vraiment pas beaucoup où les femmes qui se rebellent ne meurent pas. Ça fait partie de la masculinité toxique de l’histoire de l’opéra : c’est un endroit où on éclate les sopranos, un endroit où les bourgeois regardent comment les femmes se pètent la gueule. Qu’est-ce que c’est que ce genre ? C’est aussi pourquoi ce livret m’a séduit : cette femme va se rebeller, mais elle ne mourra pas. Dans le livre, elle ira en prison, on le sait, mais pas dans mon opéra. On ne sait même pas si elle l’a vraiment fait, puisque tout s’est mélangé dans sa tête. On suppose. Ne l’a-t-elle pas rêvé ? On ne saura pas.

GK : Il faut préciser aux auditeurs que l’opéra se base sur la pièce Otages (2015), qui s’arrête juste après la prise d’otage de Victor Andrieu, en laissant le doute sur la véracité de cette scène, alors que le roman du même nom, écrit plus tard (2020), se poursuit au-delà et raconte l’arrestation de Sylvie Meyer, la prison et le récit d’un viol dans son adolescence.

SR : Oui. Pour moi, pour la cheffe d’orchestre Rut Schereiner et pour quelques autres personnes de l’équipe, cette deuxième partie n’était pas nécessaire. Je n’avais pas besoin d’apprendre l’histoire de son viol. J’ai bien aimé en revanche la lettre écrite pour son mari en prison, à la fin du roman. La toute fin de la lettre me touche profondément, quand elle parle de sa tristesse : « Sois serein, vis ta vie, cette tristesse n’est qu’à moi et tu vois que quand je t’écris j’aime qu’elle existe car cela veut dire que moi aussi j’existe encore un peu. » La tristesse est la seule chose qui la relie encore à lui. Renoncer à sa tristesse, c’est rompre définitivement. J’avais proposé à Richard de la conserver, en imaginant un autre récit : Sylvie Meyer est en prison, ce que l’on aurait découvert plus tard, et on suit son histoire racontée dans une lettre à son mari. J’ai fini par abandonner cette idée, on s’en est tenus à la pièce.

GK : Richard Brunel explique dans une interview que les ouvrières de l’usine sont incarnées par les neuf musiciennes et la cheffe sur scène.

SR : Absolument. Les musiciennes font les abeilles. Elles ont des parties où il faut les libérer de la musique pour qu’elles puissent jouer la comédie. Elles chantent aussi par moment. Il y a une formation RH, un mariage sur fond de musique électronique, sur laquelle elles dansent. Les musiciennes font partie de cette organicité souhaitée de mon opéra, de mon refus de la construction en lasagnes. Il commence par un clignotement de néon qui fournit un motif rythmique qui sera chanté plus tard. Je me permets donc d’écrire la lumière à ce moment-là. Chacun déborde un peu de sa fonction et peut s’autoriser à empiéter sur la fonction des autres. Dans le livret, il y a une autre chose importante : tous les rôles d’homme sont chantés par la même voix, « L’homme » : le père, le mari et Victor Andrieu. Quand la femme est multiple à elle-même, la masculinité toxique est une, elle traverse tous les hommes. Pas un seul homme ne dit des choses bienveillantes à Sylvie Meyer. La distribution repose sur deux voix, la soprano Nicola Beller Carbone (Sylvie Meyer) et le baryton Ivan Ludlow (le mari/le directeur/le père).

Vaporwave et liminal spaces

GK : Quelles sont les esthétiques sonores que tu déploies dans l’opéra ? Je sais que tu fais référence à la vaporwave.

SR : Tout à fait. La réflexion concernant l’esthétique de cet opéra avait comme point de départ le socle qui donne naissance à la vaporwave et ses dérivés, la synthwave, la laborwave, etc. : les liminal spaces (espaces liminaux). Il s’agit d’une esthétique internet qui évoque des espaces vides, oppressants, étranges, comme le couloir de l’hôtel de Shining de Stanley Kubrick ou le hall désert d’un centre commercial. La vaporwave elle-même est considérée comme un liminal space musical. La scénographie de Otages est très particulière, assez oppressante : il s’agit d’une vieille entreprise avec des préfabriqués en plexiglas, qui s’agencent en un gros carré au milieu, des lockers… C’est horrible ! Cela ne donne pas du tout envie d’y passer beaucoup de temps. Les néons, la ventilation, le sound design participent du liminal space oppressant de l’entreprise.

Une des définitions de la vaporwave pose qu’il s’agit de la nostalgie d’un futur tel qu’il n’a jamais existé, mais tel qu’il a été imaginé dans les années 80. Pour définir comment je vois la vaporwave, il faut imaginer Tom Cruise qui entre dans un vieux Sofitel à Hong-Kong avec un attaché-case. Il s’agit d’une critique de la culture yuppie des années 80, c’est pourquoi on y entend les pires morceaux de la décennie, avec des arrangements synthétiques sirupeux, dont la vitesse est considérablement ralentie. Il s’agit d’une kitchisation maximale de l’indécence de ces années 80, dans son rapport à une croissance illimitée et dans sa profusion d’objets inutiles qui ont commencé à s’industrialiser massivement. C’est dans ce sens-là que j’ai articulé la vaporwave à l’opéra Otages. En creusant un peu plus, on découvre qu’il y a plusieurs genres dans la vaporwave, dont la laborwave, une version communiste de la vaporwave, dans le sens des mèmes communistes qui circulent sur internet, principalement sur Reddit, qui est le lieu de naissance de ces esthétiques. Il existe aussi la Trumpwave, et même la Zemmourwave en France.

Sylvie Meyer est un personnage multiple. Ce n’est pas seulement une victime. Elle est victime de certaines choses, mais elle n’est pas esclave, elle vit dans un pays où le droit du travail existe. Elle aurait pu aller aux prud’hommes ou se mettre en arrêt maladie. Il y a quand même cette scène de manipulation où elle affirme aux ouvrières au cours d’une formation RH :
« J’ai toujours aimé mon travail et plus précisément, j’ai toujours aimé le travail, l’effort, la rigueur, la ponctualité, l’attention, la répétition aussi. Cela ne me fait pas peur. La répétition dans le travail me rassure. Je me sens vivante, utile. J’y trouve ma place qui n’est pas la meilleure des places, mais un endroit qui me permet de grandir, comme une mini plante avec ses mini ramifications. Je ne vois pas grand, je vois "tranquille" : ma paye, mon toit sur la tête, et surtout ma conscience pour moi ; bien dormir, pas (trop) de soucis. »

Elle dit aussi à son patron : « Le plus grave c’est que tu m’as donné le goût du pouvoir, du vrai pouvoir. Celui qui permet de détruire ou de sauver quelqu’un. Celui qui vous fait croire supérieur, invincible. Cela ne dure pas longtemps, juste assez pour y croire. Et j’ai trouvé ça grisant. Et pire encore, ça m’a excitée. J’adorais. J’y pensais tout le temps. »

Sylvie Meyer n’est donc pas complètement innocente ! J’ai intégré de la laborwave lors de cette réunion de formation, une musique très « corporate » que j’ai trouvée, libre de droit. On pourrait croire à une publicité pour téléphone, une musique horrible. J’ai aussi téléchargé tous les vieux sons de Windows XP pour réaliser une musique électronique qui symbolise le milieu de l’entreprise, la manipulation RH la plus vile, le team building pendant lequel on est en train de te contrôler pour savoir si on va te mettre au chômage, tout en te disant de jouer collectif. Cette scène s’appelle « laborwave ».

GK : L’esthétique vaporwave imprègne-t-elle tout l’opéra ou juste cette scène ?

SR : J’aménage de nombreux moments où, avec l’électronique, la musique glisse, ralentit, parfois en accompagnant une sorte de récitatif étrange, un Mozart complètement décalé. La scène finale est très vaporwave, dans le ralentissement, la tension. Tous ces montages vaporwave, ces couleurs violettes, cette esthétique post-web, me font penser à l’intérieur du cerveau de Sylvie Meyer, où tout s’est mélangé, d’où ce ralentissement. C’est l’espace liminal de son cerveau, de l’entreprise, et un état liminal, avant ou après. Quand on commence à écrire un opéra, on crée un réseau de choses, entre Wozzeck, le cinéma de David Lynch, la chanson d’Alain Barrière que Sylvie Meyer écoute dans sa voiture, la vaporwave, le récitatif dans Mozart (c’est mon péché mignon), etc. On espère la cohérence.