Édito B!ME 24 par Guillaume Kosmicki

La musique est un enfant sauvage

Enfant sauvage… Le thème de cette biennale invite à penser au langage musical et à ses effets. Effets de la musique sur les auditrices et les auditeurs, qu’elle ne laisse jamais indemnes à condition qu’ils et elles acceptent de s’y laisser prendre et d’en jouer le jeu. Également effets sur les compositrices, les compositeurs et les interprètes qui, au-delà du travail, de l’application, de la discipline et de l’effort physique et intellectuel pour la créer et la faire entendre, doivent abandonner une part de contrôle afin de laisser passer l’émotion, une composante importante du contrat de communication noué par cet art. C’est la condition pour que se libère ce « Je-ne-sais-quoi » ineffable, fragile et insaisissable, décrit par Vladimir Jankélévitch, ce « Presque-rien », valeur ajoutée au phénomène sonore, qui fait cependant tout le sel de l’échange. Il y a indéniablement dans le langage musical un aspect mystérieux, forcément indicible, car ce langage d’avant le langage verbal n’est précisément pas réductible à la parole. « Enfant » vient du latin « infans », celui qui ne parle pas encore. Nul besoin de parler pour écouter de la musique et en saisir les effets.

La musique revêt, au-delà de sa propre grammaire, son propre champ d’expression. Même si compositeurs, compositrices et interprètes en maîtrisent les codes, elle possède sa part d’indomptable, d’incontrôlable, de sauvage. La musique flirte avec notre moi profond, nos pulsions secrètes, nos émotions intimes, nos gourmandes découvertes d’enfant. Art du temps et de la mémoire, elle manie les strates chronologiques qu’elle distend et reconfigure à son aise, elle est capable de nous faire retrouver ce que nous pensions avoir perdu, ce que nous avions même oublié avoir connu un jour, renouer avec cet enfant qui s’émerveillait de tout, qui était capable de tout prendre en considération. Écouter de la musique, c’est faire agir nos différentes mémoires, mémoire à court terme sur ce que nous sommes en train d’entendre, mémoires sémantique et épisodique sur ce que nous avons déjà entendu dans le passé, mémoire perceptive... De fait, la musique joue autant avec nos souvenirs personnels qu’avec la mémoire de l’humanité.

«[…] Je pense que nous possédons tous la capacité innée d’apprendre toutes les musiques du monde, bien qu’elles diffèrent sensiblement les unes des autres. Après la naissance, le cerveau subit une phase de développement rapide qui se poursuit pendant les premières années de la vie. Durant cette période, de nouvelles connexions neuronales se forment plus rapidement qu’à n’importe quelle autre période de notre vie. Au fil de notre enfance, le cerveau commence ensuite à élaguer ces connexions pour ne retenir que les plus importantes, celles que nous utilisons le plus. C’est sur ces bases que se développent notre compréhension de la musique et nos goûts (quel style nous émeut et comment). Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas apprendre et apprécier de nouvelles musiques quand nous sommes adultes, mais certains éléments structurels s’intègrent profondément au système cérébral quand nous écoutons de la musique dans notre petite enfance.» - Daniel LEVITIN, De la note au cerveau : l’influence de la musique sur le comportement (2006)

Désapprendre pour réapprendre. Libérer notre audition pour mieux écouter. Si la musique, comme la parole, est capable aussi de nous enserrer dans des chemins tout tracés en se répétant à l’identique, ce qui peut aussi être une de ses fonctions (rituelle, cérémonielle, illustrative, commémorative…), elle est aussi susceptible, en se libérant des carcans, de nous ouvrir tout un champ de possibles, autant de nouvelles voies à défricher. C’est la mission que se donne la B!ME.
« Sauvage » vient du latin « silvaticus », celui qui habite la forêt (« silva »). Dans la culture occidentale, « sauvage » est un antonyme de « civilisé », il distingue l’animal de l’être humain. Et si au contraire la musique nous aidait à comprendre que l’être humain n’est pas séparé de la nature, mais partie intégrante, comme l’anthropologue Fabrice Descola l’a révélé à la pensée occidentale ? « La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée. » Ainsi, c’est notre ontologie qu’il faudrait remettre en question, la manière dont nous figurons notre être au monde, dans le monde, parmi les autres êtres vivants. Dans bien d’autres cultures, « la nature n’existe pas », l’être humain appartient au monde sauvage. La nature séparée de la culture est un concept occidental, une construction somme toute assez récente, apparue à la Renaissance.

« Des forêts luxuriantes d’Amazonie aux étendues glacées de l’Arctique canadien, certains peuples conçoivent […] leur insertion dans l’environnement d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non humains. » - Philippe Descola, Par-delà nature et culture (2005)

Parfois, par ses leviers émotionnels, la musique est capable de nous faire sentir, voire ressentir au plus profond de nos corps et de nos esprits que nous appartenons au monde sauvage. C’est l’ambition de la B!ME de nous faire redevenir ces enfants sauvages que nous n’aurions peut-être jamais dû cesser d’être. « L’humanité est un des visages de l’animalité », affirme le philosophe Baptiste Morizot. Si les frontières du monde sauvage reculent tant aujourd’hui sous les coups de boutoir de notre « civilisation », pensée comme distincte, jusqu’à la menace de la disparition qui nous emporterait immanquablement avec lui, c’est que nous n’avons pas intégré que nous en sommes une partie.

« Pister, au sens large, c’est lire tous les signes (et il y en a bien assez des vivants pour ne pas en chercher du destin, ou du futur). […] Un vivant fasciné par les vivants, mais parmi eux – qui sent que nous sommes des vivants avant d’être des humains. Qui cherche le commun dans la différence, les segments communs qui fondent notre animalité particulière : notre manière humaine d’être vivants. Cet oubli de soi dans la quête de l’autre, comme technique spirituelle de décentrement et d’élargissement du soi, produit un effet de prime abord paradoxal : ce sont les relations humaines que l’intérêt pour les autres vivants améliore. Comment la sauvagerie nous rend-elle mieux humains ? Mystère. » - Baptiste Morizot, Sur la piste animale (2018)

Un mystère qui prend souvent tout son sens dans les édifices cathartiques de la musique, dans les émotions collectives ou individuelles qu’elle est capable de susciter, dans les rituels de transe qu’elle accompagne, dans sa faculté à faciliter l’introspection, la méditation ou l’hypnose au cours d’immersions sonores intenses. Surtout lorsqu’elle s’adresse au corps, la musique a le pouvoir de nous plonger dans cette appartenance ontologique au monde naturel, au monde animal, de nous relier avec les autres êtres vivants, les esprits, les éléments, les cycles, dans une véritable communion.

« Derrière moi, sous un tas de feuilles suspendues à des branches qui font office de dais, on vient d’étendre le corps gonflé et noir d’un chasseur mordu par un crotale. […] La mort remonte à plusieurs heures. Cependant, le sorcier se met à secouer une calebasse pleine de petits graviers […] pour tâcher d’éloigner les mandataires de la Mort. Il se fait un silence rituel, annonciateur des formules magiques, qui porte à son comble l’expectative générale. Alors, dans la vaste forêt qui s’emplit de terreurs nocturnes, la Parole surgit. Une parole qui est désormais plus que simple parole, qui prend la voix de celui qui s’exprime et celle qu’on attribue aussi à l’esprit du cadavre. L’une sort de la gorge du rebouteur ; l’autre de son ventre. L’une est grave et confuse tel un bouillonnement de lave souterrain ; l’autre, au timbre moyen, est coléreuse et criarde. Elles alternent et se répondent. L’une menace quand l’autre gémit ; celle du ventre devient sarcasme quand celle qui surgit du gosier devient pressante. On entend des espèces de portamenti gutturaux, qui se prolongent en hurlements ; des syllabes qui soudain se répètent beaucoup, finissant par créer un rythme ; il y a des trilles soudain coupés par quatre notes qui sont l’embryon d’une mélodie. Puis c’est la vibration de la langue entre les lèvres, un mugissement rentré, un halètement à contre-mesure, sur la calebasse. C’est quelque chose qui se place bien au-delà du langage et qui cependant est encore très loin du chant. […] Devant l’obstination de la Mort, qui refuse de lâcher sa proie, la Parole mollit, se décourage. Dans la bouche du Sorcier, du rebouteur orphique, le Thrène […] râle et s’affaisse convulsivement et me laisse ébloui sous le coup d’une révélation : je viens d’assister à la Naissance de la Musique. » - Alejo Carpentier, Le Partage des eaux (1953)

Cet aspect sauvage de la musique, que parfois nous tentons de maîtriser, d’endiguer, de policer, correspond de fait dans notre culture occidentale à une notion d’incontrôlé, d’irrationnel, d’animal, ce qui peut faire peur. Pour se laisser aller à cette insaisissabilité, à cet abandon, il faut savoir rester humble.

« Le vrai jardinier se découvre devant la pensée sauvage. » - Jacques Prévert, Fatras (1966)

Surtout, la contemplation et la plénitude vécue au contact de la nature, le sentiment de proximité, d’appartenance, de fraternité ou de sororité, celui qu’on rencontre par exemple en serrant un arbre dans ses bras, nécessite d’abord d’avoir confiance. Le programme de la B!ME est un contrat de confiance.

« Il s’enfonçait dans la forêt d’eucalyptus avec une lampe torche, il disait qu’il avait l’impression d’être seul au monde, d’être dans un processus de disparition, et son corps se remplissait de bonheur parce qu’il n’avait plus de lien avec rien, qu’il se fondait à la nature et que cela lui donnait une force qui n’était plus humaine, mais une force de tous les humains et de tous les esprits, une force qui avait un lien avec la vie, avec ce qu’elle a de plus primitif, la vie en tant que sève, la vie féconde et infinie, et il se sentait flotter au-dessus de tout, de la terre qui le portait, du ciel qui ne l’écrasait plus mais qui l’appelait, il disait qu’il y avait quelque chose de spécial autour de lui, quelque chose auquel il devait céder, mais il n’avait pas encore trouvé le chemin qui menait à lui. » - Nina Bouraoui, Sauvage (2011)

La B!ME s’ouvre sur deux œuvres de Vincent-Raphaël Carinola, L’agneau, l’astronome et le funambule et Hic est nunc (création), ainsi qu’une création de la compositrice Ji Young Lee par l’Atelier XX-21 du CNSMD de Lyon (13 mars, salle Varèse du CNSMD). Les Souffles est une œuvre pluridisciplinaire conçue par le danseur contemporain et musicien Mathieu Calmelet, le plasticien sonore Octave Courtin et l’artiste visuelle Ludivine Large-Bessette (15 et 16 mars au hangar des SUBS). Elle interroge notre rapport aux machines. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce thème des machines (machines domestiques vs. machines sauvages) revienne à plusieurs reprises au cours d’une biennale consacrée au « sauvage », avec RuptuR, de Benjamin de la Fuente et Samuel Sighicelli, interprété par Caravaggio et les Percussions de Strasbourg (16 mars sous la verrière des SUBS), un immense engrenage mécanique qui finit par s’effondrer pour s’ouvrir sur un après ; et avec Piano Machine de Claudine Simon (19 et 20 mars au Théâtre de la Renaissance, Petite Salle), un instrument dont on ne sait plus vraiment qui le contrôle, ou même qui contrôle qui.

L’opéra Otages, composé par Sebastian Rivas sur un livret de Nina Bouraoui, marraine de la biennale, évoque la révolte de Sylvie Meyer, une femme cinquantenaire, contre l’oppression de son patron et d’une société qui l’a brisée, une autre définition de ce que peut être l’ensauvagement d’une société qui écrase les individus (17, 18, 19, 21, 22 et 23 mars au Théâtre de la Croix-Rousse, Grande Salle). Au travers des œuvres de quatre compositeurs et compositrices, Rocío Cano Valiño, Filippos Sakagian, Demian Rudel Rey et Dahae Boo, l’Ensemble Orbis et Proxima Centauri proposent avec Horizons chimériques quatre lectures singulières du thème « sauvage » (22 mars au Théâtre de la Renaissance, Petite Salle).

Le 23 mars, l’Auditorium de Lyon accueille trois concerts : La Bocca, I Piedi, Il Suono de Salvatore Sciarrino, pour cent saxophones et quatre saxophones alto solistes, joués par les étudiants du CNSMD et des écoles de musique et conservatoires de Lyon ; puis Vox animalis par l’Ensemble intercontemporain, qui rassemble différentes pièces évoquant le monde animal, Galamb Borong de György Ligeti, L’Oiseau, La Chèvre, La Vache d’André Jolivet, Ever-weaver de Lisa Illean, *Quatuor pour la fin du Temps* : III. Abîme des oiseaux d’Olivier Messiaen et Vox Balaenae de George Crumb ; et enfin La Chambre aux échos, qui réunit le Quatuor Béla, l’Orchestre des Pays de Savoie et les musiciens du CRR de Lyon autour d’une création de Misato Mochizuki, des œuvres de Georg Friedrich Haendel et Henry Purcell ainsi que Nymphea Reflection de Kaija Saariaho, cette compositrice regrettée, décédée en 2023, qui entretenait elle aussi un rapport privilégié avec le sauvage.

« Parce que j’ai grandi en Finlande, les sensations, les odeurs, et bien sûr les sons de la nature me sont très proches, et aussi la temporalité particulière, lente et contemplative, qu’on y trouve. » - Kaija Saariaho, « Arrêter le temps » (2015)

La dernière semaine s’ouvre sur deux spectacles, une plaidoirie pour le retour au temps long et le refus de courir après l’instant dans Comprimés de vie (Anti-show), avec les lectures de Charles Berling et Yannick Haenel (25 mars, Théâtre des Célestins, La Célestine) ; puis l’univers halluciné d’Henri Michaux, à la fois cauchemardesque et hallucinatoire, dans Limbus de Pierre Jodlowski, avec HYPERDUO (26 mars, Lux, Scène nationale de Valence).

Songs & Voices de Francesca Verunelli, interprété par l’Ensemble C Barré et les Neue Vocalsolisten, s’intéresse aux rapports de la chanson et de la voix, soumis aux expériences de l’absence et de la présence, chanson sans voix et voix sans chanson (26 mars, Théâtre de la Renaissance, Grande Salle). Enfin, après le concert de l’Orchestre national de Lyon Schubert, l’inachevée, avec la Symphonie n°8 de Franz Schubert et la Suite orchestrale de Parsifal de Richard Wagner (28 mars, Auditorium de Lyon, Grande Salle), la B!ME s’achève par une journée électroacoustique autour de l’œuvre de Denis Dufour, Esprit de suite (29 mars, ENM Villeurbanne, Salle West Side).

Remettre nos certitudes en question, c’est bien la mission d’une Biennale des musiques exploratoires : commencer par explorer le monde des musiques, avant d’explorer le monde via la musique. Alors, notre regard pourra changer.

« […] Le soleil se leva. Une cigale chanta. Une mouette se laissa tomber sur l’eau et s’éleva à grands coups d’ailes, un petit poisson dans le bec. Les fleurs ouvraient leurs calices, les unes après les autres. Robinson sentait la vie et la joie qui entraient en lui et le regonflaient. Vendredi lui avait enseigné la vie sauvage puis était parti. Mais Robinson n’était pas seul. [...] Une vie toute neuve allait commencer, aussi belle que l’île qui s’éveillait dans la brume à leurs pieds. » - Michel Tournier, Vendredi ou la Vie sauvage (1971)


Édito B!ME 24 par Guillaume Kosmicki, musicologue