Édito B!ME 24 par Anouck Avisse & Sebastian Rivas

Enfant sauvage

"Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige ou nul oiseau n’a laissé son empreinte." Virginia Woolf

Pour cette nouvelle Biennale, nous avons voulu rendre nos oreilles sauvages, sylvestres, vierges de tout présupposé sur ce que nous devrions entendre lorsqu’on écoute de la musique.

Sauvage, étymologiquement, renvoie à la forêt (en latin silvaticus) donc aux marges, à un ailleurs, à l’altérité. Au fil des siècles, connaissances, développement et explorations ont réduit l’étendue du sauvage, contrées, espèces animales et végétales etc. Pourtant demeure la question du sauvage en nous, comme espace d’émancipation possible, de liberté et de refondation. L’art de cultiver avec sagesse sa part de sauvage est la condition qui peut permettre d’explorer des territoires nouveaux tel un enfant, un enfant sauvage, comme dans le célèbre film de François Truffaut.

Un enfant in-fans littéralement "sans parole" découvert en Aveyron qui, au fil de son éducation et de son exploration, se découvre capable de questionner le monde et de se mettre lui-même en question. C'est le chemin de la pédagogie et de la création, et tel est l'objet du film de Truffaut : « Qu'est-ce qu'écrire, qu'est-ce que créer une oeuvre d’art ? » et « Qu'est-ce que l'éducation ? ». De la question de la création à celle de l'éducation et de l'État qui en conditionnent la discussion, la décision et l'organisation, on peut dire que ce film permet d'interroger la vie dans son ensemble. Cet enfant sauvage c’est nous mêmes confrontés à l’autre, à la nouveauté, à l’étrangeté lorsque nous découvrons des territoires, des idées, des musiques, des formes ou des cultures nouvelles. C’est l’artiste qui face au monde connu explore dans la nudité sauvage de son imaginaire des univers en devenir, leurs langues nouvelles, leurs écritures et leurs sonorités.

A propos de son écriture et de l’acte créatif, Nina Bouraoui, notre artiste marraine de cette édition, autrice de Sauvage écrit : “J’étais une enfant sauvage, réservée, solitaire, et j’ai commencé à écrire sur moi pour compenser cette fuite de la deuxième langue, pour me faire aimer des autres, pour me trouver une place dans ce monde. C’était une forme de quête identitaire. L’écriture, c’est mon vrai pays, le seul dans lequel je vis vraiment, la seule terre que je maîtrise.”

Les enfants sauvages sont censés être des fondateurs précisément parce qu’ils passent de la nature à la culture et font passer l’humanité d’un état à l’autre. Ils entraînent derrière eux toutes les forces de la nature, toute sa vigueur, toute sa fécondité, toute sa richesse, et, en même temps, ils subvertissent tout cela pour l’introduire dans la culture.

De cette image de l’enfant sauvage dans notre rapport à la nature et à la culture, a pris forme notre thématique pour cette prochaine Biennale : la relation charnelle entre sage et sauvage et la possibilité d’une relation moderne au monde réel et virtuel qui nous entoure et dont nous faisons partie.

Cette exploration nous mènera vers des formes artistiques nouvelles, critiques et sans doute salutaires, avec le désir de faire résonner le monde avec des oreilles vierges, sauvages ou sages, curieuses, exploratoires, expérimentales, contemporaines, naturelles et artificielles.

Il sera question de réinventer et d’imaginer, tel un enfant sauvage, un monde sonore, littéraire, plastique, chorégraphique, cinématographique, mais surtout un monde où toutes ces disciplines se croisent, se confrontent, résonnent pour peu que, tel ce sauvage qu’il y a en nous mêmes, nous nous posions au coin du feu, prenant le temps d’entendre ce qu'il s’y passe, pour comprendre ce qu’il se joue, en faire partie et résonner avec.

Ce geste primordial, ce rituel ancestral, est ce que nous cherchons toujours en construisant des théâtres, des salles de concert, d’exposition ou de performance, des espaces publics réels ou virtuels; en composant des mondes imaginaires, des opéras, des spectacles, des danses et des volumes, des images et des interactions. Nous cherchons à prendre le temps, de retrouver un monde sauvage qui nous donne le sens à nos existences, qui nous rend sage et en résonance, avec notre environnement autant qu’avec notre prochain ou notre avatar pour que la corde qui nous relie au monde se mette à vibrer tel un instrument.

Anouck Avisse et Sebastian Rivas, directeurs de GRAME