Dans l'épaisseur de la musique - Edito par Philippe Rahm

Dans son système des arts, le philosophe allemand du XIXe siècle, G. W. F. Hegel, considérait la musique comme l’art le plus pur et le plus beau, à l’opposé de l’architecture qu’il reléguait au plus bas niveau, la considérant comme un art imparfait, impur et pauvre dont on devait s’affranchir. Les critères en jeu dans ce classement hiérarchique relèvent de la nature de la relation de chacun des arts avec sa matérialité, entre dépendance et liberté. La musique n’est plus qu’ondes et la poésie plus que mots. Au contraire, l’architecture ou la sculpture sont totalement empêtrées dans une basse matérialité, de pluie, de pesanteur et de matières lourdes et opaques que l’on sculpte ou empile avec peine et souffrance. Si ce classement des arts, tendu entre bas matérialisme et transcendance, lourdeur et légèreté, opacité et clarté, plein et vide, terreux et aérien, se comprend parfaitement d’une façon poétique et préscientifique, il est en réalité devenu totalement caduc aujourd’hui, selon les propres critères de Hegel, si l’on tient compte de ce que les progrès scientifiques récents en physique, chimie et biologie ont apporté à la connaissance du vide, des ondes et de l’air. Ce que l’on sait aujourd’hui c’est que le son ou la voix ne sont pas des éléments abstraits et dématérialisés, que même s’ils sont aériens et invisibles, ils ne sont pas plus transcendants que la pierre ou la terre et qu’en définitive, ils ont aussi une dimension physique, chimique et biologique. La dimension physique du son, c’est une déformation plastique de l’air selon une certaine longueur d’onde, c’est une pression exercée sur l’air contraint selon un certain espace, c’est aussi une chaleur proche de 37° C qui se forme dans le corps, que les poumons transmettent à l’air par la respiration. La dimension chimique de la voix, c’est une certaine teneur gazeuse, mesurable en oxygène, en azote, en dioxyde de carbone, en gaz rares et en eau sous forme de vapeur qui s’agrège intensément à l’air à chaque respiration.

C’est cet impensé de l’esthétique hégélienne que nous nous sommes proposé d’investir lors d’une performance intitulée Pulmonary Space donnée durant l’été 2009 à la Barbican Art Gallery, à Londres, dans le cadre de l'exposition Radical Nature. Notre projet était celui d’une densification de l’immatérialité fantasmée de la musique, un phénomène d’agglomération, de condensation du son.

Quelle est la part chimique de la musique ? La musique, ses ondes et ses pressions physique sur l’air, sa distillation de vapeur ne construit-elle pas aussi une forme architecturale ? Une forme invisible mais parfaitement audible. Et si l’on acceptait que la musique ne soit pas abstraite mais qu’elle produise littéralement un espace ? Si on acceptait aujourd’hui finalement ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire non pas du vide, du creux, de l’immatériel, mais bien de la matière, certes très légère et impalpable, mais humide, dense, physique, chimique ?

En réalité, c’est cette densification physique de la musique, qui perd sa dimension transcendante et abstraite, qui est déjà à l’œuvre par exemple dans la musique de Ligeti. Quand celui-ci définit dans les années 1960 sa musique, c’est en terme de « tissu musical très dense », de « statique », de « visqueux », de « texture sonore », d’« espace sonore », d’ « immobilité acoustique ». Ici, la musique devient présente physiquement, prend de la place, pousse, gonfle, occupe, se répand, se densifie jusqu’à occuper complètement l’espace, jusqu’à le déformer littéralement. Cette matérialité de la musique, cette physicalité des ondes, Ligeti l’évoque de façon sensorielle et sensuelle en affirmant qu’il sent par exemple le poids d’un bloc sonore, qu’un espace sonore rempli l’espace et se dilate comme lorsque l’on fait se gonfler un ballon ou une bulle de savon.

Notre projet pour le Barbican en 2009 était celui d’une construction spatiale au second degré. Les matériaux de cet espace n’étaient plus ceux, originaux et primitifs de la nature, l’air, la chaleur comme éléments purs d’une nature originelle. C’est une seconde nature que nous produisions, une nouvelle atmosphère, issue de la culture humaine. Mais c’est une culture sans aucune transcendance. La musique devient visqueuse ici, fétide, humide, exsudée dans les poumons et que l’on respire à notre tour. L’espace devient une forme architecturale de l’haleine dans laquelle l’auditeur est immergé. La musique ne s’écoute alors pas seulement, elle se respire, s’inhale tandis qu’elle construit son propre espace.

Le son et la musique sont ainsi aussi des « briques » pour construire l’espace, des matières plus visqueuses que la pierre, plus transparente que l’acier, plus légère que le béton, dans lequel on pénètre, on s’immerge. L’architecte est alors tout autant musicien, en travaillant l’espace dans son épaisseur, par vibration, par pression, en formant et déformant le vide par ondulations mécaniques dans le milieu élastique de l’air. En développant l’idée de micropolyphonie au début des années 1960 avec des pièces comme Atmosphères, György Ligeti concevait une musique moins comme une durée que comme une spatialité invisible immobile continue, sans développement ni narration, sans début ni fin, élaborant une atmosphère sonore d’apparence statique mais soumise à d’infinies et microscopiques variations ondulatoires. Pour en parler, Ligeti en donnait une représentation spatiale, celle d’une chambre fermée où les murs sont recouverts d’une tapisserie dont chaque fil qui la compose serait en réalité en vibration, conditionnant l’ensemble de l’espace, générant une atmosphère. En abandonnant les formes traditionnelles de la structure temporelle de la composition musicale, avec ses ouvertures, ses finals, la musique micropolyphonique de Ligeti devient un véritable travail plastique de l’espace, dans l’invisible. Ondes, fréquences, timbres, durées, rythmes sont les matériaux avec lesquels se construit l’architecture qui sculpte ici littéralement le vide. L’idée d’un espace architecturé par le son trouve peut-être son expression la plus radicale dans la Dream House de La Monte Young de 1963 qui s’affranchit de l’idée de concert ou de moment musical pour proposer un cadre de vie réel où des sons d’ondes sinusoïdales sont diffusés en permanence dans l’espace avec l’intension de produire chez l’habitant une modification de conscience et un état de bien-être. Construire un espace par le son est, plus couramment, ce que l’on retrouve aujourd’hui avec la diffusion de musiques dans les magasins et les restaurants afin d’y établir une atmosphère culturelle excitante et une généalogie musicale identifiant l’appartenance du lieu à un groupe social. Et de façon plus discrète, mais plus intrinsèque, certaines musiques ont été conçues pour se confondre totalement avec l’espace, pour compenser par le son la mauvaise qualité spatiale de certains espaces modernes, tel la muzak, cette musique d’ascenseur inventée en 1934 par George Squier, qui contrebalance par la généreuse et ample dimension sonore la pauvreté et petitesse spatiale de l’ascenseur. Ou pour l’enrichir encore plus comme l’« easy listening » des lounge bars du début des années 2000 ou les compilations qui font glisser légèrement la perception de l’espace, produisant une ambiance sonore statique, peu évolutive, au rythme lent semblable à celui du coeur au repos : des Music for Airports de Brian Eno de 1978 aux Musiques pour les plantes vertes du Label F Communications de Laurent Garnier paru en 1996.

La musique et l’architecture sont organiques, elles sont inscrites dans des cycles écologiques, sont des maillons des chaînes minérales, chimiques, biologiques, mais aussi alimentaires qui forment et déforment les matières et les substances à travers le temps et l’espace. Des échanges biologiques, chimiques, électromagnétiques relient l’humain à son environnement par l’intermédiaire de processus écologiques, physiologiques, par la respiration, par l’alimentation, par la conduction thermique, par les radiations, par les ondes, par la pression de l’air contre le tympan. Le champ de l’art et de l’artifice se déploie aujourd’hui autant dans des dimensions invisibles, non perceptibles à l’œil que dans le visible. La forme de l’architecture, et certainement aussi celle de la musique, est soumise à des forces physiques naturelles comme la pesanteur, sa matière est soumise à un ensemble d’échanges avec l’environnement et de modifications de ses substances, dont les plus évidents sont ceux, chimiques, physiques ou biologiques d’érosion, de corrosion, d’oxydation ou de putréfaction. Si Hegel classe l’architecture au plus bas niveau des arts, c’est aussi parce que la matière de l’architecture est soumise à la corruption de son état matériel selon des processus incontrôlables et involontaires de pollutions, de contaminations, d’altérations. Si la musique puis la poésie relèvent des arts les plus hauts pour Hegel, c’est bien parce que leur dimension matérielle se réduit au presque rien et au presque pur : un son, un mot, une voix, une onde.

Car la mission même de l’architecture, finalement comme la musique, n’est pas de travailler dans le visible, mais de définir ce creux qu’est l’espace, de qualifier un vide qui contient une quantité d’air à laquelle on soustrait certaines propriétés dont nous voulons nous protéger comme la pluie, le froid, le vent ou auquel on ajoute d’autres propriétés, plus de lumière, plus de chaleur.

Notre travail d’architecte procède par une dissociation quasi chimique de l’espace en particules élémentaires, en longueurs d’onde, en taux d’humidité, en intensités lumineuses et en coefficient de transmission thermique par exemple, mais aussi en taux de sécrétion hormonales, en kilocalories, en nanomètres pour être ensuite synthétisé en une nouvelle forme, plus essentielle et répondant aux enjeux contemporain de la santé et du développement durable. L’élargissement du champ du réel produit par l’accroissement des connaissances scientifiques modifie le champ de l’art, lequel se décale dans de nouvelles dimensions, glisse sur d’autres phénomènes, sollicite d’autres perceptions. Nous nous intéressons ainsi aujourd’hui à des formes qui ne sont plus composées ensemble pour former un tout, mais dissociées, explosées en des fragments du réel, en des particules du sensible. On explore l’infiniment petit, on analyse les spectres invisibles, optiques ou sonores, on décompose le réel en particules électromagnétiques, chimiques ou biologiques, puis on le recompose, mais avec un certain nombre de ses éléments seulement, pas tous. Il y a une lumière, cette clarté rationnelle des Lumières, une blancheur de l’écriture, une objectivité presque chimique, l’absence de fiction et de narration, mais dont se dégage au final une sensation de merveilleux, une« troublante irréalité », qui relèveraient « non pas d’une fiction délibérée, mais d’un réalisme plus poussé » comme le disait justement Gérard Genette à propos d’Alain Robbe-Grillet.

Dissocier le réel, décomposer les lieux communs pour recomposer autrement, dans un ordre différent, sont des moments obligés de la réformation et de l’évolution des formes en même temps que celles de la société et des techniques. « L’imagination est l’analyse, elle est la synthèse… elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf » (Baudelaire, Salon de 1859, in Au-delà du romantisme. Écrits sur l’art).

Analyse et dissociation du réel, plongée dans l’infiniment petit et décomposition du tout en quelques éléments chimiques et électromagnétiques, production d’une nouvelle synthèse, sont ainsi les moments par lesquels l’étudiant doit passer dans la production d’un projet d’architecture. On peut comparer cette méthode à celle de l’école spectrale en musique autour des années 1970. Dans un article consacré au compositeur romain Giancinto Scelsi, le compositeur Tristan Murail explique clairement sa méthode : « On ne va plus com-poser (juxtaposer, superposer), mais dé-composer, voire tout simplement, poser le son. Décomposer le son dans son spectre et non plus composer les sons entre eux, c’est bien ainsi que l’on définit le point de départ de la méthode de composition maintenant appelée spectrale. » Et d’évoquer sa propre œuvre de 1983, Désintégrations dans laquelle il désintègre d’abord les sons instrumentaux, les réduit à leurs composantes essentielles, pour ensuite, éventuellement, les recomposer, ou plutôt pour synthétiser à partir de ces éléments des agrégats nouveaux.

Mais l’intérêt que je porte à la décomposition du réel et à la synthèse de deux ou trois éléments chimiques et électromagnétiques qui le composent, ne relève pas uniquement d’un projet esthétique. Plus profondément, il me semble être un processus nécessaire dans la réévaluation des raisons fondamentales historiques, sous-jacentes, souvent masquées, qui ont généré le paysage humain, provoqué un certain type d’architecture, d’urbanisation, une manière de dessiner le mobilier. C’est ensuite une méthode permettant de repenser l’architecture et le design industriel et certainement la musique, en dehors de tout lieu commun, cliché et pittoresque jusqu’à atteindre une certaine forme de vérité, d’économie et de beauté.

Philippe Rahm