"Créer le vertige avec "RuptuR"" par Guillaume Kosmicki

Les compositeurs Benjamin de la Fuente et Samuel Sighicelli ont régulièrement orienté leur travail vers des œuvres communes, notamment au sein de Sphota, qui fut d’abord un groupe avant de devenir leur structure de production, «coopérative d’invention musicale». Depuis le début des années 2000, ils cherchent à décloisonner les arts et à hybrider les musiques. Ils imaginent ensemble un solfège de l’écoute, interrogeant la forme traditionnelle du concert. Souvent, ils s’impliquent eux-mêmes comme musiciens dans leur spectacle, notamment dans le groupe Caravaggio, qu’ils fondent avec le batteur Éric Échampard et le bassiste Bruno Chevillon, entre rock, improvisation et musique contemporaine. RuptuR fait se rencontrer Caravaggio avec trois musiciens des Percussions de Strasbourg dans un grand édifice machinique, une mécanique implacable qui finit pourtant par s’effondrer. Il faut alors gérer l’après-machine.

Guillaume Kosmicki : Comment est née puis s’est concrétisée l’idée de la collaboration entre le groupe Caravaggio, vos compositions et les Percussions de Strasbourg ?

Benjamin de la Fuente : Tâm (NDLR : Minh-Tâm Nguyen, le directeur des Percussions de Strasbourg) connaissait Caravaggio depuis longtemps. Il avait envie de toucher au rock avec son ensemble, pas uniquement à l’esthétique mais surtout aux méthodes de travail. Nous nous sommes mis d’accord sur le fait de faire des premières répétitions d’improvisation. Elles n’étaient pas totalement organisées comme des jam sessions, mais c’était le terme choisi par Tâm. L’idée correspondait à nos aspirations : monter une équipe qui apprendrait à bien se connaître, travailler pour des personnalités plus que pour des interprètes anonymes, notés « percu 1 », « percu 2 », « percu 3 » sur une partition. C’est dans cet esprit qu’on a commencé le travail en mai 2022. Dans le processus, nous avons débuté par des répétitions uniquement avec Caravaggio, afin de préparer les choses. On a élaboré des modules, des patterns, des règles du jeu et des petits bouts de partitions pour les Percussions de Strasbourg, qui lisent directement avec une grande dextérité, parce que ce qui est le plus long avec Caravaggio est d’abord de trouver nos sonorités : nous voulions leur épargner cet aspect un peu ingrat. Nous avons d’abord travaillé chez Éric (NDLR : Éric Échampard) avant d’arriver à Strasbourg avec des éléments qui sonnaient déjà. Par exemple, c’est nous qui décidons de ce que va faire Éric en termes de timbres, dans l’idée d’une batterie préparée (une cymbale sur la caisse claire, sur les peaux, des doubles cymbales posées l’une sur l’autre, la programmation des sons de son pad électronique...).

Un nouveau son à sept personnes

Samuel Sighicelli : Il s’agit de choisir tous les timbres, les sons de batterie, les sons de basse, avec ou sans plectre, les sons que je vais jouer aux claviers, tout ce travail sur la couleur qu’on fait en amont avec un groupe de rock. Nous envisageons petit à petit Caravaggio comme un outil au service de l’hybridité que nous recherchons tant, depuis si longtemps, entre un son qui vient du rock, de la pop, du métal, du trip-hop, de l’électro, et le son contemporain instrumental. Cette pâte sonore prend énormément de temps, plus que celui nécessaire au choix des percussions pour l’ensemble. Avec Benjamin, nous connaissons bien les ensembles de percussions et nous sommes assez habitués à en sélectionner les timbres. On a écrit initialement des partitions en indiquant des couleurs, « métal résonant » ou « peau grave », etc. Après, les instruments en eux-mêmes se trouvent assez vite.

BdlF : Au tout départ, l’idée était de responsabiliser chaque membre des Percussions et leur faire concevoir leur propre set. Nous étions assez ouverts sur leurs propositions, avec l’ambition de mettre en lumière les recherches individuelles des musiciens, leurs instruments de prédilection, leurs couleurs sonores, etc. On a été un peu plus directifs ensuite, au fil du projet.

SS : Il est vrai qu’au fur et à mesure, nous avons écrit des partitions plus précises. Cependant, le travail préliminaire d’improvisation collective a considérablement nourri le projet pour créer une alchimie de groupe. Il nous a permis de nous imprégner de leurs couleurs et de cerner les modalités d’écriture. Ce n’était pas si facile. En effet, quand nous avons travaillé avec Court-circuit pour Fluid Mechanics (2021), nous étions face à un ensemble très éloigné de Caravaggio par son effectif et ses instruments, ce qui suggérait l’idée d’un rapport orchestre/groupe de rock. Avec les Percussions de Strasbourg, c’est très différent : tout doit partir de la dimension rythmique. Éric devient un point nodal. Ça change l’équilibre, car on est face à quatre percussionnistes et trois musiciens moins rythmiques, qui se meuvent dans les interstices. Il nous a fallu du temps pour bien ressentir la balance.

BdlF : Les percussions, ce sont des bois, des peaux et du métal, nous sommes face à des éléments hyper concrets. Une cymbale, un tambour de bois, un tom ou des wood-blocks sont des instruments qui possèdent une forte présence, ils sont très référencés et rappellent immédiatement de nombreuses compositions par leurs sonorités. Notre fantasme était de créer une équipe, mais aussi un nouveau son à sept personnes, un orchestre, pas un « Caravaggio + […] ». Dès que nous avons amené de l’électricité et de l’électronique, nous nous sommes rendu compte des difficultés. Nous avons pensé nos pièces en essayant de séparer le moins possible les deux identités, les trois percussions et Caravaggio. Il a fallu trouver des astuces d’écriture et des timbres pour créer une pâte sonore à sept.

GK : Quelle est la disposition spatiale que vous avez choisie pour effectuer cette fusion ?

SS : Assez rapidement, nous nous sommes placés en quinconce et nous avons répété en cercle. Ainsi, il n’y a pas de limites, pas de groupes distincts, pas de lignes de séparation. Nous avons décidé de garder ce placement pour le concert en version frontale. Basse et batterie restent ensemble, ensuite c’est une percussion, puis moi, puis la deuxième percussion, enfin Benjamin et la troisième percussion. Dans ma partition, je pense complètement comme ça.

GK : Tâm me disait que, souvent, les compositeurs qui arrivent face aux Percussions de Strasbourg ont le fantasme de vouloir tout utiliser. Le champ de possibles est en effet gigantesque. Comment avez-vous sélectionné les percussions, comment vous êtes-vous limités ? Avez-vous été directifs ? Quelle a été l’influence des musiciens ?

BdlF : Je n’ai pas eu le sentiment d’une gourmandise particulière de notre part. Nous connaissions déjà le monde des percussions.

SS : Nous avons passé le cap de la fascination des percussions en 2002, avec notre pièce commune pour l’ancienne équipe des Percussions de Strasbourg, Télépathie sur un fil. Nous ne sommes plus dans la configuration d’autrefois, où un compositeur devait écrire pour les six percussionnistes en mettant en valeur les timbres à travers sa pièce. Les Percussions de Strasbourg sont aujourd’hui un ensemble qui souhaite s’ouvrir à de nombreuses esthétiques. Par ailleurs il nous fallait prendre aussi en considération l’aspect économique. Nous nous sommes dit dès le début que nous souhaitions une camionnette pour le déplacement des instruments, pas plus. Nous avons donc plutôt choisi des petites percussions.

BdlF : Les musiciens ont amené beaucoup de choses au début, et c’est nous au contraire qui avons choisi de réduire l’instrumentarium. L’idée de Tâm est la configuration d’un groupe de rock, qui puisse tourner avec un petit véhicule. Pour des raisons écologiques également, ce choix nous correspond mieux. Nous n’envisagions pas un 20 m3 ou un 30 m3 pour le transport des instruments nécessaires à ce projet. Utiliser un tom basse ou une grosse caisse nous plaçait tout de suite dans la réserve au niveau du volume. Toute composition revêt ses contraintes, et cette légèreté nous convient parfaitement. Nous avons surtout souhaité être clairs dans nos propositions de timbres pour chaque séquence : « métal », « peau », « sonorités sèches », « sonorités sidérurgiques », etc. Nous ne souhaitions pas tomber dans le multipaire propre aux années quatre-vingt, où les compositions en appelaient à toutes les couleurs du monde, depuis les tablas jusqu’aux timbres de Varèse. Nous n’avons pas voulu colorer mais plutôt trouver une identité forte.

GK : Pour sortir des sons de percussions très identifiables dont vous me parlez, n’avez-vous pas été tentés par des procédés électroacoustiques, à l’image de ce qu’a fait par exemple Anthony Laguerre sur Myotis V, où il amplifie et transforme des sons pianissimo de percussions, quittant les références instrumentales habituelles ?

BdlF : Nous avons pensé à des effets comme la saturation, par exemple, mais il s’agit d’un autre type de travail, très intéressant mais aussi très particulier. Nous n’aurions fait plus que ça, chercher des sons.

Une écriture machinique

SS : L’intérêt du projet est plutôt de trouver un son de groupe avec une hypertrophie de la percussion, une sorte de Caravaggio avec un énorme batteur multiplié. Le travail s’est donc plus naturellement tourné vers le rythme, vers une dimension métrique et aussi vers une idée de transe. Il faut bien sûr prendre ce terme dans un sens de création contemporaine : nous ne sommes pas dans un cadre de transe tribale africaine, par exemple. Nous avions le fantasme de créer une machine – qui est toujours présente dans RuptuR – une machine qui ne s’arrête jamais. En l’état du projet, elle a un peu quitté l’univers de la transe et fonctionne aujourd’hui plus sur des variations que sur des structures continues, même s’il reste des moments un peu insistants. Même dans les séquences plus calmes, nous sommes toujours dans une sensation de pulsation plus ou moins forte.

BdlF : En effet, nous avons très vite eu pas mal d’idées et pour entrer dans une transe, il fallait au contraire simplifier le matériau, jouer sur la répétition et sur la transformation du corps. Nous n’avions pas envie de nous restreindre et de rester sur des motifs répétés pour favoriser la transe des musiciens et des auditeurs. Il faut dire aussi qu’il y a des musiciens qui le font nettement mieux que nous. Mais nous avons conservé l’idée de la machine, l’imbrication de sept musiciens à l’intérieur de patterns rythmiques, la physicalité de la tourne.

GK : Cet idée poétique de l’engrenage irrésistible, qui tire vers l’avant, vous est-elle venue du fait de la collaboration avec les Percussions de Strasbourg, ou était-elle déjà présente en vous ?

SS : Ce sont des choses qui nous obsèdent depuis longtemps. À l’écoute du groupe autrichien Radian, nous avons eu l’envie d’expérimenter cette écriture machinique, depuis cinq ou six ans. Nous l’avons un peu testée dans Fluid Mechanics avec l’ensemble Court-circuit, en adoptant des tournes obsédantes, mais pas forcément dansantes. Il ne s’agit pas de groove, mais d’objets musicaux à plusieurs facettes. Le fait d’aller à la rencontre d’un ensemble de percussions nous a donné l’occasion d’approfondir cette piste. Nous n’écrivons pas souvent des musiques rythmiques avec Caravaggio, et c’est en général assez court. Nous avons profité de ce projet pour aller vers l’étirement dans le rythme et dans la répétition.

BdlF : Nous avons souhaité créer des matières sonores à sept, mais des matières en mouvement, comme des machines, toujours rythmées. Nous avons prêté attention à ce qu’Éric n’ait pas un rôle de batteur standard, en vidant ses parties rythmiques pour éviter qu’il fasse comme dans Caravaggio et assure un groove. Il fait le lien entre Caravaggio et les Percussions, sans revêtir la fonction centrale habituelle du batteur dans le groupe. Il joue parfois une partie simple avec charleston/grosse caisse, alors que les autres percussions assurent le reste. Les trois percussions sont une extension, une énorme batterie. Il aurait été dommage pour nous de donner un rôle uniquement rock à la batterie, celui qui maintient la baraque. Il est au service d’une texture.

GK : Votre composition repose sur quatre parties ?

SS : Oui, quatre pièces. Le partage s’est fait naturellement, comme pour Fluid Mechanics : nous avons écrit chacun deux pièces d’environ quinze minutes, qui s’alternent en s’enchaînant, sans interruption cette fois, avec des transitions.

Créer le vertige de la rupture

GK : Et cette rupture ?

SS : Tout cela est très dense, et s’arrête soudainement à peu près à cinquante minutes. On ne sait toujours pas ce qui va suivre, de quoi cet « après » sera fait. Il y aura probablement un aspect improvisé, que nous aurons bien sûr ciblé en amont. On voudrait changer de paradigme, trouver quelque chose d’une autre nature, peut-être passer aux voix, nous déplacer, ça pourrait reposer sur des frottements, des chuchotements, des gestes très lents… Il faut que cela soit complètement ailleurs. Cela devra surgir de manière évidente une fois qu’on aura joué les quatre pièces.

BdlF : Oui, qu’on puisse éprouver la temporalité, le grand souffle, qu’on passe un seuil, un mur du son... Il y a un saut dans l’espace-temps une fois que tout s’arrête, que nous ne voulons pas anticiper complètement, un sentiment d’être en roue libre. Qu’est-ce qui reste après cinquante minutes de musique dans le corps de celui qui a joué, de celui qui a écouté ? Comment cette énergie tournante se dissipe, disparaît ou persiste ? Ça se situe dans la sensation. Tout est possible, effectivement. Ça peut être de la non-musique, comme un acouphène qui reste. On doit sentir la rupture, la bascule.

GK : Dans votre texte de présentation, vous précisez que cette rupture, poétiquement, peut être comprise de deux façons : elle peut être considérée comme dramatique, la conséquence d’un effondrement, et vous évoquez alors l’anthropocène, cette course à l’abîme qui est figurée par l’envolée mécanique initiale ; mais elle peut aussi être vécue comme quelque chose de plus positif, la conclusion d’une transe, une libération.

SS : Oui, il ne faut surtout pas donner d’indications trop précises, car la rupture peut être vécue de nombreuses manières, comme un manque, comme une frustration, comme une libération… Que reste-t-il dans la mémoire après un concert ? Le chef laisse quelques secondes sa baguette en suspension, puis viennent les applaudissements, mais les choses pourraient durer au-delà. Malheureusement, la fin du spectacle efface souvent rapidement ses effets : on sort, on retrouve ses amis, les sensations restantes s’estompent assez vite. C’est moins le cas lorsqu’il y a de la dramaturgie et de la psychologie, comme au cinéma ou au théâtre. Le film L’Automne (1973) de Marcel Hanoun est tourné devant une table de montage. Un réalisateur discute avec la monteuse de son film. Tout est en noir et blanc, et le film en couleur dont ils parlent n’est diffusé qu’à la fin, comme un générique, comme une coda, avec une musique douce, sans dialogue. Ce sont de belles images de forêt, qui permettent soudainement de comprendre tous les dialogues qui ont précédé. C’est ce type de sensation que nous souhaitons retrouver : une dernière partie qui illustre la première. Romeo Castellucci établit souvent des ruptures dans ses spectacles, où la nouvelle partie éclaire la précédente.

BdlF : Ce moment d’arrêt post-rupture met le public dans une certaine position, une suspension active qui lui offre la possibilité de vivre cette expérience. Cela pourra résonner de différentes manières, comme une sensation oppressante, comme une chose plus légère, comme une expérience spirituelle, etc. On ne souhaite pas être directifs ni volontaristes. On ne connaît pas encore la nature de cette post-rupture, mais elle offrira la possibilité à chacun de raconter sa propre histoire, selon son vécu, de manière très personnelle. Nous nous dégageons de notre statut de compositeur. Nous tenons les rênes, mais nous ne souhaitons pas imposer les choses. C’est d’ailleurs un peu angoissant en tant que compositeur de changer de fonctionnement, de moins vouloir contrôler. Nous allons arriver dans notre prochaine résidence en vue de préparer le concert avec peu d’éléments directifs, c’est le ici et maintenant qui va décider, nous allons devoir attraper des énergies, le résultat des quatre pièces précédentes. Il faut créer un vertige et tirer ce vertige juste à la limite du malaise, sans tuer ce qui a précédé, pour que chaque spectateur aille au bout d’une expérience post-machine, soit dans les souvenirs de ce qu’il a écouté, soit dans une suspension extatique.

SS : Mettre en écoute fait partie de notre démarche avec Sphota, nous réfléchissons à la question de la dramaturgie musicale. On n’aurait jamais fonctionné comme ça il y a dix ans. Ce temps musical surgira naturellement de cinquante minutes de musique hyper écrite, très dense, parfois virtuose. Nous allons miser sur les énergies. J’ai besoin de favoriser ces moments dans la vie, dans les œuvres, dans la composition. Laisser la possibilité dans les pièces de ces vides à combler.

BdlF : Cela va dans le sens de la volonté d’une communion entre les musiciens. Prolonger un peu plus ce moment musical au cours de la coda, partagée également avec le public, favorisera peut-être quelque chose d’épiphanique, que nous allons vivre tous ensemble ?

SS : La machine fume encore, mais toute cette puissance accumulée s’arrête brutalement. Comme une locomotive qui a fini sa course folle. Il ne faut pas le voir comme une partition, la dimension spectacle de cette fin de concert va donner une résonance à la musique, ou même un sens, dans le meilleur des cas.

BdlF : Avec Sphota, nous souhaitons donner de la force poétique au spectacle vivant. On ne peut pas le vivre avec une super sono à la maison, ou dans un acousmonium. Ce qui nous intéresse n’est pas uniquement une question esthétique, faire de la bonne musique, ça c’est le minimum. Nous travaillons depuis toujours, à la suite des cours que nous avons reçus d’Alain Savouret au conservatoire, à une philosophie de l’entendre, de l’écoute. Ce n’est pas une posture, ou un simple discours. Nous voulons proposer un véritable partage avec le public à chacune de nos propositions. Nous jugeons que travailler sur l’écoute est un positionnement vital pour le spectacle vivant et pour la musique. Nous souhaitons renouer avec les fondamentaux : qu’est-ce que faire de la musique ensemble ? C’est d’ailleurs pourquoi, de plus en plus souvent, nous composons des œuvres communes. La mise en œuvre de ces réflexions est ce qui fait qu’on continue à pratiquer ce métier.